Chez Guettapen, on aime bien s’aventurer dans les thèmes les plus clivants. Les plus compliqués, les plus touffus, et les plus difficiles à aborder quand il s’agit de musique électronique associée à d’autres thèmes. Nous avions parlé de la psychologie des foules, de l’Effet Hit Parade, de techniques pures de mixage & mastering, d’écologie ainsi que du mouvement des free-parties en France dans le cadre de la pandémie mondiale qui frappe nos sociétés.
Et aujourd’hui, on peut dire qu’on attaque un des sujets les plus raides possibles : la politique dans la musique électronique. Ensemble, durant ce dossier qui y sera consacré, nous allons voir ensemble si la musique (et même l’art en général) est dissociable ou non de la politique. Et pour en parler, nous avons fait appel à des artistes pour essayer de comprendre ce problème. La première partie de notre série « Dossiers Sensibles » sera par la suite suivie de deux autres tomes qui formeront alors une trilogie.
I. Aux origines politiques de la Techno et de la House
Pour comprendre ce qui se cache derrière la musique électronique, il faut revenir aux sources. Derrière les revendications de la Techno et de la House, et des raisons qui ont poussé ces genres pionniers à émerger et se répandre dans le monde. Pour résumer ces différentes histoires (de nombreux documentaires répondront de toute façon à ces questions mieux que nous), il est communément admis que la House est née au « Warehouse » de Chicago dans les années 1980, grâce au travail novateur de feu Frankie Knuckles. Ce Warehouse était un haut lieu de réunion de la communauté noire et latino gay, qui était rejetée par une société raciste et intolérante aux orientations sexuelles autres que celles établies par la culture basique américaine.
En citant la page Wikipédia de la House Music, « Frankie Knuckles fait une bonne analyse de la House en la comparant à « l’église pour les personnes qui n’ont pas connu la grâce » ». Marshall Jefferson ajoute lui : « on compare ce genre musical à la religion d’autrefois, de manière que les gens obtiennent juste du bonheur et de la reconnaissance». Soit une musique faite par et pour une communauté socialement rejetée par les codes dominants.
La Techno elle, bien qu’influencée par l’avancée technologique mise en musique par le groupe allemand Kraftwerk, est née dans la misère de la désindustrialisation de la ville de Détroit à la même époque avec des artistes comme Cybotron, Mike Banks, Jeff Mills, Robert Hood et Darwin Hall. Le souvenir des émeutes de juillet 1967 hante encore les lieux, avec une population blanche fuyant la ville, entraînant avec elle la fuite des capitaux et des entreprises de la ville.
Comme décrit dans notre dossier sur la résurgence des raves-parties en France, la musique House et Acid House, fraichement débarquée en Angleterre, fut réprimée par les autorités du pays de façon violente. Elle a essuyé une vague de mépris de la part des médias dominants, stigmatisant le mouvement musical à une bande de jeunes drogués et déviants. Justifiant alors la décision du pouvoir de remettre ces jeunes dans « le droit chemin », à l’époque dirigés d’une main de fer par la conservatrice anglicane Margaret Tatcher. Tatcher dont le parti obtient une loi sur la fermeture impérative des clubs de la ville dès 2 heures du matin, en 1994.
Bien qu’en France la culture Techno a été mise à l’honneur pendant un certain temps, avec tout le travail réalisé le Ministre de la Culture de l’époque, Jack Lang, ayant permis la création de la Techno Parade et officialisé des lieux de cultures dédiés aux musiques électroniques, elle n’en fût pas moins sévèrement réprimée par les autorités quand le phénomène des free-parties s’est massivement déployé dans les milieux ruraux et proches de Paris. Elle a pu également, à l’instar de nos voisins anglais, se faire détruire médiatiquement par les chaines nationales s’exprimant sans connaissance et sans culture sur cette nouvelle mode musicale, qualifié de « contre-culture ».
Le temps passe, et la culture club parvient à s’installer tant bien que mal dans le paysage économique français. En 2013, selon les chiffres de la SACEM, le pays compte plus de 2000 discothèques réparties sur le territoire, avec un chiffre d’affaire annuel estimé à presque un milliard d’euros. On aurait alors imaginé la Légion d’Honneur attribuée à Laurent Garnier en 2017 comme un signe de l’avancée socio-culturelle de la House et la Techno dans l’acceptation collective, ces genres perdant leur aspect de contre-culture pour rentrer dans les ordres, en somme … jusqu’à cette crise du COVID !
L’enveloppe attribuée à la Culture est montée à 5 milliards d’euros concernant la culture et la presse. Or, et ce depuis le début de la pandémie, les gérants de clubs, de festivals, les artistes et les métiers associés ont par plusieurs fois témoigné et manifesté face au mur administratif qu’ils prennent en pleine face en essayant d’obtenir des aides leur permettant de vivre. L’étiquette « non-essentiel » attribuée aux discothèques et festivals fut dévastatrice pour les professions du domaine et se retrouve être une décision foncièrement politique, quand on prend en comparatif l’Allemagne (on adore se comparer aux allemands en permanence …) et plus précisément, la ville de Berlin débloquant une aide exceptionnelle de 80 000 € … par discothèque, au vu de leur importance culturelle au sein de la ville !
Mais d’où vient alors ce mépris politique pour la musique électronique ? Quelle est l’origine de cette opposition politique entre la culture officielle et la contre-culture revendiquée par cette dernière ? Et bien, comme dit précédemment, si l’on prend la House, elle a été une réponse à une société raciste et homophobe car elle rassemblait d’abord les hommes gays non-blancs. Et la Techno fut inventée par des hommes noirs en réponse à leur discrimination systémique. Les revendications de ces genres musicaux ont ensuite évolué vers des formes « plus libertaires et anarchistes », se voulant être un échappatoire d’une vie monotone normée et formatée.
« En France, au début, la Techno n’était pas politique, elle l’est devenue. » dit Christophe Vix, membre du collectif Deviant Disco au calepin de cet article de 20Minutes redigé par Anne Demoulin. Il écrit que le point de non-retour entre le pouvoir français et les amateurs de Techno peut être placé lors de l’annulation de la soirée Oz du 10 juillet 1993 à Amiens. Une annulation véritable naissance des tensions, aboutissant à la Circulaire du MILAD de 1995. Mais « Rien n’empêche un peuple de danser ! », dit le slogan de l’édition 2018 de la Techno Parade. Pas même une épidémie ?
De plus, les exemples d’affaires anti-club culture ne manquent pas à l’étranger. Prenons le cas effarant du raid policier du club Bassiani. Pour rappeler, cet endroit est considéré comme l’un des clubs underground les plus prisés au monde, comprenant une salle dédiée aux soirées LGBT. Le 12 mai 2018, à 1h du matin, les autorités pénètrent violemment dans l’enceinte de l’établissement. Motif : 5 morts d’overdose à l’extérieur du club en 2 semaines.
Alors que les responsables du lieu prouvent que ces morts n’ont pas eu lieu dans l’enceinte de l’établissement, accusant au passage l’extrême droite d’avoir organisé une campagne de discrédit autour de la question des drogues à usage récréatif dont une loi d’assouplissement envers ces dernières était en débat à leur Assemblée Nationale, ils sont arrêtés avec une cinquantaine de personnes. Douze heures plus tard, 20 000 personnes protestèrent devant le parlement durant une rave géante pendant une semaine entière avant de voir les patrons du Bassiani libres, et le club réouvert après une fausse enquête à l’intérieur des lieux.
Un autre exemple plus prêt de chez nous : le club « Fabric » à Londres, qui avait été fermé administrativement pendant plusieurs semaines pour des raisons similaires. Il a finalement vu ses portes rouvrir, non sans avoir financé ses jours sans revenus grâce à une campagne de dons massive. On notera alors un mode opératoire similaire, quel que soit le pays, qui est équivalent à appliquer un pansement sur une jambe de bois : « Pour combattre la drogue, fermons les clubs de musique ». On en est donc réduit à combattre les conséquences plutôt que les causes.
Et malgré ces différentes affaires, les mots de Laurent Garnier lors de cette interview avec Laura Leishman sont lourds de sens : « La Techno s’est construite sur une idée politique. Il faut jouer nos disques pour dire quelque chose [mais] on n’est plus majoritaire à penser comme ça ». Comme si le DJ, après toutes ses années de lutte, devait bel et bien constater que le milieu a évolué dans un sens plus consensuel avec les règles économiques et politiques. Ces règles qui ont dénaturé les véritables propositions du mouvement Techno, ne laissant qu’une poignée d’artistes en porte-étendard alors que le reste s’en fout de plus de plus.
Toute cette première partie nous mène alors à parler du travail de l’association française « Technopol ». Nous avons alors interrogé Tommy, le patron actuel, pour vous faire part et vous informer de la raison d’être de cette entité et son avis sur le combat à mener encore pour défendre notre culture commune de la musique électronique au sein du paysage culturel français.
Guettapen : Ton association, née en 1996, a maintenant plus de 24 ans et se revendique d’entreprendre des actions de lobbying afin de défendre et promouvoir la scène électronique en France. Peux-tu nous résumer, depuis 24 ans, les évolutions factuelles du traitement de la Techno et la House en France, depuis les premières raves parties jusqu’à la mise en place de festivals et clubs légaux sur l’ensemble du territoire ?
Tommy : Hello Guettapen. Je vais tenter de raconter cette histoire. Pour ma part j’ai rejoint Technopol en 2002 en tant qu’adhérent et membre du CA entre 2002 et 2005. Depuis 2010 j’ai été co-président, puis président. La première grande action de Technopol a été de faire reconnaître les musiques électroniques en tant que culture via la circulaire inter ministérielle de 1998 (Culture, Intérieur, Jeunesse et Sports) et de les intégrer à la grande famille des musiques actuelles. Ce qui veut dire qu’à partir de cette date, les acteurs des musiques électroniques étaient éligibles aux mêmes aides et à la même reconnaissance que le rock, le jazz, les musiques du monde, etc. Cette victoire a donné lieu à la création de la Techno Parade, première vitrine nationale des acteurs des musiques électroniques, dont la première édition s’est tenue en 1998.
Pour autant tout n’était pas gagné et malgré cette reconnaissance, les musiques électroniques étaient encore stigmatisées, notamment au niveau local. Le travail de Technopol a donc été de défendre et accompagner les acteurs face aux rejets, aux interdictions de festivals injustifiées, etc. Nous avons notamment fait condamner la Ville d’Avignon pour discrimination envers les musiques électroniques (en 2002 ou 2003).
Parallèlement, la Techno Parade a été l’occasion de donner une vitrine notamment aux acteurs de la French Touch (Guetta, Solveig, Sinclar and co) auprès du grand public et des grands médias. Le gros du travail de Technopol dans les années 2000 a donc été d’accompagner les acteurs sur le terrain, de travailler à faire reconnaître nos musiques au niveau des institutions et de disposer d’interlocuteurs réguliers au sein des Ministères au même titre que les autres musiques. À partir de 2006 / 2007 nous avons pu constater une réelle amélioration de traitement et depuis 2010 les musiques électroniques ont pu commencer à se développer fortement avec de grands festivals, des tournées.
En 2013, nous avons obtenu la reconnaissance du DJ en tant qu’artiste (et cela bien avant les allemands cocorico) avec l’inscription du DJ dans les annexes 8 et 10 de la Convention Collective du Spectacle Vivant. Ce qui veut dire que depuis 2013 le DJ est considéré comme un artiste musicien au même titre que tous les autres musiciens. J’ai probablement dû oublier certaines choses mais résumer 25 ans en quelques lignes est un exercice complexe.
G : Qualifierais-tu encore la Techno et la House comme de la « contre-culture » et pourquoi ? On voit que le genre continue à être décrié dans les médias traditionnels mais en même temps, elle s’institutionnalise. Quelle est ta lecture de cette dichotomie ?
T : Je ne sais pas si on peut parler de contre culture mais par contre, encore aujourd’hui la pratique des musiques électroniques est difficile à installer. Plus que nos musiques, ce sont nos pratiques festives qui ont du mal à être acceptées. Un festival de musiques électroniques, ça fait peur, il dure toute la nuit, attire des milliers de jeunes et il est encore compliqué de s’implanter au niveau local. Une free party ça inquiète et elles sont injustement et violemment réprimées. Un club électro est toujours plus surveillé comme si c’était un lieu plus à risque qu’un autre. Je pense que la dichotomie se situe à ce niveau.
Les musiques électroniques sont plébiscitées partout, elles représentent 40% de la musique française exportée dans le monde, mais pourtant, elles ne bénéficient pas des mêmes conditions de traitement que les autres styles des musiques actuelles quand il s’agit de nos événements. Nous considérons qu’à partir du moment où nos professionnels paient les mêmes taxes et impôts et travaillent avec les mêmes contraintes que les autres professionnels du spectacle vivant, ils devraient avoir le même traitement, les mêmes aides, etc.
G : As-tu vu ou senti un avant et un après « Remise de la Légion d’Honneur à Laurent Garnier » ? Le fait que le pouvoir reconnaisse Laurent comme Chevalier de la Légion a-t-il un impact dans la scène, et si oui, l’as-tu mesuré ? Car je cite « La légion d’honneur ce n’est pas pour ma petite personne, c’est pour tout le mouvement, tout ce que ça représente, toutes les valeurs qu’on a essayé de défendre. ».
T : Non pas vraiment. Et même si cela a été un moment de reconnaissance historique pour les musiques électroniques, je ne pense pas que l’on puisse parler d’un avant et d’un après. Notre reconnaissance a été gagnée grâce au travail de centaines d’acteurs et d’actrices qui se sont mobilisée.e.s ces 30 dernières années pour faire vivre nos musiques à travers des événements, des labels, des productions musicales, des visuels, etc.
G : Ton association étant un mouvement militant et politique, que penses-tu de l’interview de Jeff Mills pour Mixmag, lorsque ce dernier dit « La Techno est devenue la musique des classes moyennes » en expliquant que la politique, essence même du genre, a été « écartée » de la musique ? Partages-tu cette vision ? Est-ce qu’on peut parler d’appropriation culturelle quand on voit par exemple tout le mouvement EDM ?
T : Je ne pense pas être la personne la plus qualifiée pour parler d’appropriation culturelle. Il y a un certain genre de musique électronique qui est devenu la musique des classes moyennes, à savoir l’EDM qu’il cite. Nous sommes évidemment loin des musiques des ghettos noirs de Détroit, des clubs gays underground, du Gabber de la classe populaire hollandaise ou de la jungle de Brixton. Mais je pense aussi que c’est le cycle de vie de nombreux styles de musiques « underground to mainstream ». Il est arrivé la même chose au gabber, à la jungle / drum and bass… Quel sera le prochain genre politiquement engagé ? Je ne saurai prédire mais je pense qu’il est déjà en cours de création quelque part dans le monde.
II. L’engagement politique des artistes
« Un artiste ne doit pas parler politique », « Ce n’est pas son boulot », « Fais de la musique et tais-toi », « On ne te demande pas de t’exprimer » … Ces injonctions ne nous sont pas étrangères sur les réseaux sociaux. Cette partie sera alors consacrée à l’engagement des artistes et leur perception par le(ur) public. Il y a en effet une grande différence de traitement entre ces deux types d’approches et comment les artistes peuvent en jouer ou non. Car loin du schéma manichéen du tout blanc ou tout noir, des artistes ont aussi le gout de la suggestion sans clairement dire leur position. Ce qui vient à se demander quelle est la valeur politique de leur création.
Est-ce qu’une oeuvre prioritairement marchande, n’existant que dans un but pécuniaire, représente les convictions de son auteur.e ? L’oeuvre est-elle à détacher de celui/celle qui l’a créée ? C’est ici la question de la séparation ou non de l’homme/femme de l’artiste qui se pose. L’œuvre musicale est-il le miroir ou non des actions et de la pensée des artistes ?
Pour répondre à ces questions, quoi de mieux que l’avis éclairé d’artistes publiquement engagés. Nous avons alors demandé à différents artistes de répondre à des questions sur ce thème. Au programme, nous vous proposons les avis de :
Max Graham, pionnier de la Progressive House et créateur du célèbre podcast « Cycles Radio »
Louisahhh, chanteuse et DJ installée à Paris, mêlant musique Punk et Techno.
Sara Landry, productrice et DJ engagée, artiste émergente de la scène Hard Techno.
Guettapen : En tant que DJ engagé, vu plus récemment sur Twitter pendant BLM, pourquoi est-il important pour vous de donner vos avis politiques sur des sujets politiques en tant qu’artiste ?
Max Graham : J’avais l’habitude d’être engagé et d’être indigné beaucoup plus il y a dix ans de cela. C’est devenu épuisant, mais beaucoup des problèmes dont j’ai parlé à l’époque sont revenus cette année avec les meurtres commis par la police [ndlr : le mouvement Black Lives Matter], ce qui m’a ramené sur Twitter une nouvelle fois. Cependant, je ne pense pas qu’il soit aussi important d’être actif politiquement que d’être vous-même. Mes réseaux sociaux ont toujours été moi, Max Graham la personne, le citoyen; et pas Max Graham la personnalité commerciale, la marque. Donc vous obtenez à la fois tout de mon amour pour le sport, mais aussi mon mépris pour le statu quo ainsi que des trucs sur la musique.
G : Tu es donc engagé en tant que personne, mais exprimes-tu ton point de vue politique à travers la musique aussi ? Ou sépares-tu ce que tu penses de ce que tu crées ?
MG : Je pense que ta personnalité se manifeste naturellement par la musique que tu joues et que tu crées. Je pense que c’est plus difficile dans mon type de musique, la Progressive House, car il n’y a pas de paroles donc ce que je ressens est plus difficile à mettre en lumière, à partager que les sons avec des vocaux comme la Pop ou le Rock. Mais ma musique reflète toujours mon humeur, je ne suis pas le genre de DJ-producteur qui va jouer ou créer un mood particulier tout en ressentant l’inverse. Lorsque j’ai essayé de faire cela dans le passé, mes productions étaient vraiment fades.
G : Selon Jeff Mills dans cet article de Mixmag (juillet 2019), « la musique électronique est devenue une musique de classes moyennes », « les questions politiques ont été écartées », êtes-vous d’accord ou non, et pourquoi ?
MG : Je pense que oui. Au fur et à mesure que l’argent augmente dans le compte en banque et qu’il devient de plus en plus conséquent, il y a d’autant plus d’enjeux et plus de risques pour celui qui veut donner son opinion sur un sujet et prendre le risque de diviser ses fans. C’est une évolution naturelle que n’importe quelle entreprise, marque traverse. C’est le même problème des jeunes entreprises disruptives contre la multinationale avec une équipe de relations publiques et un conseil d’administration pour s’assurer que vous vous adressez bien au plus grand nombre.
G : Beaucoup de DJ ne parlent jamais de politique publiquement. De votre point de vue, quelles en sont les raisons ? Ont-ils peur d’émettre les idées et diviser leur auditoire? Perdre des dates et de donc, de l’argent ?
MG : Exactement cela. Je pense que beaucoup d’artistes, ces gens qui sont des marques en général, évitent de perdre un pourcentage de leur audience (et les revenus / dates qui viennent avec cela) en choisissant un côté plutôt que l’autre. Je n’ai jamais été motivé financièrement, donc je préfère défendre ce en quoi je crois et perdre quelques fans que de rester silencieux pour leur carte bleue. À mon avis, cela vous rend plus humain et plus honnête avec les gens qui continuent de te suivre, renforçant cette relation de confiance. Je préférerais avoir un petit groupe de fans « loyaux » qui savent où je me situe politiquement plutôt que de prétendre être quelqu’un que je ne suis pas et d’avoir une plus grande base de fans, mais je comprends que ce n’est pas pareil pour tout le monde.
G : Quelle est l’opinion d’un artiste engagé sur les artistes non-engagés ?
MG : Chacun fait ce qu’il veut, je ne le respecte peut-être pas comme un choix de non-action, mais je ne peux pas reprocher à quelqu’un de faire les choses à sa façon. Je ne peux que contrôler ce que je fais personnellement et comment je choisis de vivre ma vie.
Sara Landry : Personnellement, j’ignore la règle du « no politics » sur les réseaux. J’en parle souvent sur mes RS parce que ça me passionne. Mais je pense que le monde a beaucoup changé. L’accessibilité à l’information a beaucoup évolué, donc les gens de mon âge (27 ans) sont la première génération qui ont grandi avec cette connaissance à portée de main, chose qui ne m’aurait été pas accessible dans la construction sociale de ma vie autrement que par Internet.
Personnellement, je pense que si tu as une plate-forme, la capacité de défendre un point de vue ou de nouvelles idées, tu as le devoir d’assurer la défendre des personnes qui n’ont ni ta position, ni l’importance de ta parole publique, comme par exemple se battre pour ce qui est juste, encourager, éduquer… Parler d’activisme environnemental, mettre en lumière les abus de l’industrie. Rendre le monde meilleur quoi … Tu te dois de dénoncer le racisme systématique, le sexisme, etc … pour améliorer les choses et avoir le devoir de rester bien informé.
Les artistes, qui refusent de parler de politique, s’en interdisent généralement pour deux raisons : D’un, ils ont des points de vue qui sont excluants, dépassés et ils ont peur de l’admettre. Et de deux, ils séparent le contenu musical de l’activisme. J’étais concernée à ce problème par exemple pendant les élections américaines, étant très anti-Trump et antifasciste (fuck les fascistes btw) quand j’ai été pris pour cible par les bots des conservateurs US sur Twitter.
Louisahhh : Je pense que jusqu’à récemment, il était très facile de ne pas s’engager. Les artistes qui ont plus de diversité politique dans leur base de fans que moi ont un travail plus difficile, parce qu’on ne veut aliéner personne, être forcé de prendre des décisions potentiellement difficiles et comment interagir avec leur public. Il n’a pas été difficile pour moi d’exprimer haut et fort mes convictions. J’ai bien fait une tournée américaine intitulée « Nazi Punks Fuck Off! » lorsque Donald Trump a remporté l’élection [rires], alors je pense que c’est ma responsabilité d’utiliser ma voix lorsque tu as une plate-forme pour le faire. Mon but est d’être courageuse, honnête et de m’éduquer constamment pour pouvoir parler de façon responsable.
Je n’ai pas grand-chose à dire sur ceux qui n’utilisent pas leur plateforme si ce n’est ceci : « Est-il possible de faire mieux ? » … Cependant ! A ces putain de fans qui viennent me dire que je suis un artiste et que « ma seule seule responsabilité est de jouer le prochain morceau, fais de la musique, on s’en fout de tes opinions politiques », ils peuvent bien aller se faire foutre et se barrer avec leurs conneries ! Désabonnez-vous de moi ! Je sais faire la différence entre faire du divertissement et faire de l’art. Nous ne faisons pas tous de l’art, comme… je ne donnerai pas de noms, mais les gens qui jettent des gâteaux à Ibiza ne sont pas des actes artistiques nécessaires, c’est du divertissement, outre le fait que c’est un putain de boulot de faire ça 5 soirs par semaine dans le monde entier, je respecte ça. Mais : quel est ton but ? Le travail de DJ est un service, qui est de lire la foule, de servir et d’élever l’énergie dans la salle, mais en même temps, nous sommes responsables de ce que nous jouons et faisons.
Tous les artistes paraissant « non-engagés », contactés par l’équipe pour répondre à nos questions, n’ont pas souhaité s’exprimer sur le sujet.
III. Un peu de philosophie …
Car un peu de philosophie dans cette problématique ne peut que tirer le sujet vers le haut, nous pouvons également nous attarder sur la signification de l’art en général. La musique étant de l’art par définition, on pourra toujours chercher un parallèle pertinent pour construire un raisonnement. Une première approche de l’implication de l’art dans la politique et de la politique dans l’art peut-être celle faite par Gilles Deleuze, philosophe français, proposant une intrication entre ces deux concepts : « l’œuvre d’art ne devient acte de résistance que lorsque qu’il se transforme en lutte des hommes, et est contre-informatif ».
Histoire de débunker les termes du philosophe, ici utilisés avec précision, il définit une oeuvre d’art comme étant « un acte de résistance » en citant lui-même une phrase de André Malraux : « le monde de l’art seul triomphe de la mort et du destin ». Transposer ceci à la musique électronique, si l’on admet que cette dernière est de l’art, serait de dire qu’un morceau est intemporel, traversant les âges et les époques.
Mais on peut également comprendre qu’il peut aussi conduire, ou du moins prendre parti pour la résistance au sens de la lutte contre un pouvoir autoritaire, ce qui est dit avec le terme « contre-information ». Cette notion est donc en opposition avec celle « d’information », ici utilisée dans un sens très foucaultien défini comme étant « le communiqué d’une structure de contrôle », à savoir la police, un média dominant, les communiqués de presse d’une entreprise multinationale … On peut donc en conclure que l’oeuvre d’art ne peut être vecteur d’information d’un organe de contrôle. Dit autrement : de la publicité dominante. Un bon contre-exemple serait le rap engagé, aux textes explicites et aux lignes décrivant une jeunesse désespérée. En musique électronique, on peut citer de façon tout aussi évidente le titre de Jean-Michel Jarre, « Exit », réalisé avec Edward Snowden ou de façon subtile « Futures Betrayed » de Paula Temple et « Tainted Empire » de Perturbator.
L’œuvre d’art est aussi moteur dans « la lutte des hommes », c’est-à-dire qu’il doit non seulement contre-informer mais aussi doit encourager à la lutte et à la résistance face à ces mots d’ordres et ces mêmes structures de contrôles. La lutte peut bien évidemment prendre plusieurs formes, si tant est qu’elle soit productrice de résultats concrets. Bien des musiques appellent à l’engagement et à la résistance, et on peut alors les qualifier éventuellement d’oeuvre d’art si des personnes ont été convaincues par les différents messages apportés par le ou les morceaux, qu’ils soient effectivement contenus dans ce ou ces derniers. Ou déduits par les auditeurs, libres alors de toute interprétation.
On peut parfaitement s’approprier une oeuvre dont la vocation première n’est pas forcément l’engagement politique mais nous conduit à être sensibilisé malgré elle et son auteur.ice. Une écoute de « Digital Capitalism » de Coyu peut évoquer des images, des moments ou des idées qui peuvent résonner en nous. Le début d’une idée peut passer vers la sensation, si sensible la personne est.
Nous avons alors poussé la discussion avec nos invités, sur le sujet philosophique.
G : Parlons enfin de cette phrase prononcée par le philosophe français Gilles Deleuze en 1987, qui disait : « La création d’une œuvre d’art est un acte de résistance ». Pensez-vous que l’artiste est/devrait être un résistant ?
MG : Je pense que cela peut être interprété de bien des façons, en effet. La musique est de l’art mais nous la créons aussi pour le dancefloor, avec un but, contrairement à certains arts qui ne sont peut-être que pour l’art. J’aime l’idée du résistant dans le sens où nous sommes une contre-culture dans la Techno et la House. Ou du moins, nous l’étions quand la musique était plus underground. Je ne sais pas si ce chewing-gum d’EDM infusé à la pop d’aujourd’hui peut être considérée comme de la contre-culture, mais c’était certainement vrai à l’époque.
Sara Landry : Oui. La beauté de l’art est de nous fournir des perspectives que nous n’aurions pas eu autrement. Mon approche sur la question : apprendre et faire de la musique. Repousser les limites, c’est apprendre les règles pour les briser d’une façon nouvelle. Je pense que c’est là que la magie s’opère. Cette volonté d’aller au-delà, cette volonté de faire des choses différentes pour fournir une nouvelle vision d’une idée qui n’a pas encore été formulée. Le pouvoir de la musique, de la peinture, des arts numériques, de la sculpture, des films … est que ces arts sont si facilement immersifs en fonction des histoires racontées que tu peux vraiment ressentir ces moments uniques, en particulier avec des idées abstraites. Au contraire de nos langues, qui sont tellement limitées dans ce qu’elles peuvent transmettre.
Mettre de l’art et des sentiments dans des créations fournit de nouvelles perspectives plus accessibles et plus instinctives pour beaucoup de gens, que la lecture de la théorie philosophique. J’ai de la musique qui sort prochainement très reliée à la philosophie, d’une certaine façon. Par exemple, mon prochain titre s’appelle « Rebirth » à cause d’un simple vocal qui dit « Death is a new beginning » dans un contexte de piste rave, mis en rapport avec le concept de régénération et de réincarnation. Donc, oui, l’art devrait être de la résistance.
Certaines des plus grandes œuvres d’arts que nous ayons jamais vues sont nées de la souffrance et surtout du désir de changement. C’est ainsi que nous attirons les gens vers des concepts et des sujets qui autrement n’auraient peut-être pas intéressé autrement. C’est ce que j’essaie aussi de faire avec ma team : « Comment progresser, tenter des choses nouvelles et différentes ? ». Nous pouvons utiliser ces nouvelles façons de faire pour nous auto-éduquer et rendre les choses meilleures pour nous tous.
IV. Continuer la réflexion
En guise de petit bonus pour clore ce sujet, un texte existe en libre accès pour cerner une bonne partie de la pensée de Deleuze concernant l’art, interprété en 2002 par Anne Sauvagnargues, doctoresse et agrégée de philosophie au titre de « Art Majeur – Art Mineur ». Citant également beaucoup le travail de Michel Foucault et Immanuel Kant, la lecture de certains paragraphes étant foncièrement difficile, nous avons sélectionné quelques expressions simples de cette rédaction :
« À quoi sert l’art ? A créer de nouvelles manières de sentir et de penser, à travers des formes capables de les rendre sensible. L’art est une capture de forces réelles. […] La science résout ses problématiques sur le plan de la théorie et du calcul quand l’art les exhibe et les conserve sur le mode de l’affect.«
Deleuze ici sort sa propre définition de l’art comme étant un tableau peint depuis le toit de la société, prenant de la distance de la part de l’artiste, ici conceptualisé sous le nom « d’opérateur ». On note également l’idée de « capturer » des instants, des impressions, des sensations, des intuitions … bref des « forces » comme photographiées à l’intérieur d’oeuvres. Il veut également dire (entre autres) que si la science fait appel à l’intellect, l’art, lui, est du ressort de l’affect.
Et si la science reste théorique, sous forme d’équations, de formules ou d’algorithmes, donc « invisible » par les non-scientifiques, l’art, lui, est visible et accessible à tous, pour peu qu’ils soient dotés d’un affect suffisant. La capture du réel (par rapport au théorique) pour définir l’art est alors la thèse défendue par le philosophe. L’émetteur est affectif donc le récepteur se doit l’être également, sinon il ne capte pas ce réel, ce que l’artiste veut lui dire.
« Toute production culturelle est relative à sa réception par la culture. Sa recevabilité dépend de son rapport avec la norme. C’est ce que Deleuze appelle l’usage « majeur « de la production culturelle et il en fait un critère de démarcation. La création fait de la norme un usage mineur; là où l’art majeur applique la norme sans la transformer. «
Ici, Deleuze établit la frontière entre l’art majeur, destiné à satisfaire la norme; et l’art mineur, destiné faire vaciller la norme, en faire bouger les codes. On peut alors tenter de faire le parallèle dans notre monde musical entre les productions mainstream et underground. En effet, une production pop répond à un espèce de cahier des charges pré-établi pour satisfaire la direction artistique, direction sonore, du genre du moment. Au contraire, une création Ambiant par exemple, s’éloigne de toute norme dirigeante pour proposer une direction différente, et peut faire bouger les limites de cette norme si suffisamment de personnes y accordent de l’importance et la décrivent comme une oeuvre dite « majeure ». La création d’un art mineur peut devenir alors majeur. On peut parfaitement penser aux oeuvres de Kraftwerk, pionniers de la Techno allemande, qui ont vu leur « bruit » devenir au final la pierre angulaire du genre que l’on connait aujourd’hui.
On conclut alors cette première partie de dossier consacrée à la politique et la philosophie appliquées à la musique électronique, en vous ayant souhaité une bonne lecture pour cette première partie des « Dossiers Sensibles ». Vos retours sont essentiels en commentaires, et n’hésitez pas à en discuter dans notre Discord. On se retrouvera plus tard dans l’année pour la Partie 2 qui sera consacrée à l’activisme féministe dans l’industrie de la musique électronique.
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