Dossier : L’histoire de Spinnin’ Records, plus gros label électro du monde

Même pour une personne non initiée à la musique électronique, le nom de Spinnin’ Records peut être familier. Et pour cause : ce label hollandais est aujourd’hui ce que l’on pourrait appeler un « mastodonte », un acteur incontournable de son univers, sur lequel bon nombre d’artistes sont passés. La franchise, dont le symbole est un ‘S’ en rotation, a fait rêver plusieurs générations de jeunes artistes, tant il a permis de façon spectaculaire à de jeunes inconnus de devenir d’immenses stars du jour au lendemain – les exemples les plus connus étant Martin Garrix ou encore Oliver Heldens. Il compte dans son catalogue une liste interminable de producteurs, plus ou moins connus – en faire une liste exhaustive serait fastidieuse.

Porteur d’une promesse et de l’espoir de voyager dans le monde entier pour de nombreux bedroom producers rêvant de figurer sur leur catalogue, usine à musique décriée, vitrine aguicheuse créatrice (ou suiveuse) de tendance, passage (obligé) de nombreux artistes… Plus de 20 ans après sa création, qu’est réellement Spinnin’ Records ? Pour y répondre, on vous propose de vous raconter l’histoire de ce géant à l’histoire méconnue.

Spinnin’ : historique et présentation

Spinnin’ Records a été fondé en 1999 à Hilversum, aux Pays-Bas, par Eelko van Kooten et Roger de Graaf. Le premier est le fils de Willem van Kooten, DJ d’une radio néerlandaise et également homme d’affaires, le second est, à l’époque, un employé dans l’industrie musicale. Ils créent en duo le label qui, aux débuts, est essentiellement une entreprise de presse de vinyle. Rapidement, ils signent leur toute première release (la toute première référencée sur Discogs) la même année que leur création. C’est une compilation de remix du titre disco ‘The Player’ de First Choice (1974). Sur la SP001, on retrouve des remix d’Olav Basoki notamment, un DJ/Producteur notoire aux Pays-Bas qui est donc le tout premier à signer sur le futur immense label.

Ancien disquaire et, de fait, conscient de l’importance d’avoir un signe distinctif reconnaissable entre tous en tant que label, Roger de Graaf décide que le logo du label serait un grand ‘S’ dans un cercle noir. Dans les années qui suivent sa création, et après les premières releases House, le label suit la tendance des années 2000 : Trance puis Electro/House se succèdent parmi les signatures. Le premier hit signé par la maison de disqué étant ‘Take Me Away (Into The Night)’ , un titre Trance des néerlandais 4 Strings, sorti en 2002. Avec ce titre, et pour la première fois, le nom de Spinnin’ Records apparait dans les charts internationaux. Cet évènement est majeur pour les fondateurs de Spinnin’ Records qui désormais rêvent plus grand : devenir le label n°1 aux Pays-Bas, puis en Europe… puis dans le monde.

A partir de l’explosion de la scène électronique à la fin des années 2000/début des années 2010 (on y reviendra plus tard) jusqu’à aujourd’hui, la firme hollandaise met en avant Progressive House, Big Room, Future House, Tropical House et Future Bass – à peu près dans cet ordre, la liste des genres est non exhaustive. Devenue une figure incontournable du marché de la musique électronique, Spinnin’ Records (qui gère la distribution, la commercialisation et la promotion de sa musique), est racheté par Warner Music pour 100 millions de dollars en 2017. Le co-fondateur Eelko van Kooten quitte le navire au même moment et laisse Roger de Graaf aux commandes.

Les sublabels & artistes de Spinnin’ Records en 2020 (graphique Guettapen)

En 2020, Spinnin’ Records compte plusieurs dizaines de labels et sublabels. Une chaîne YouTube suivie par 27 millions d’abonnés. Une page sur tous les réseaux sociaux (Facebook, Instagram, Twitter, etc.). Des partenariats avec Deezer, Sony, TikTok, Splice (plateforme de sample), Call of Duty : Modern Warfare (jeu vidéo), McDonald’s, Denon, Huawei (fabricant de téléphone), Skype, Nintendo… (la liste est longue). Une académie pour jeunes producteurs. Une ligne de vêtements (merch). Des soirées à l’Amsterdam Dance Event (ADE), au gigantesque First-X à Shanghai, dans des pools party à Miami : Spinnin’ Records est partout.

Pour atteindre une audience de plus en plus jeune aux Pays-Bas, Spinnin’ organise des soirées pour mineurs, en partenariat avec McDonald’s (2019)

Spinnin’ Records : l’explosion à l’ère des réseaux sociaux et de l’EDM

Dimitri Vegas & Like Mike sur la mainstage de Tomorrowland (2013). Les belges ont initialement créé leur label Smash The House en collaboration avec Spinnin’.

En 2008, Spinnin’ Records « entre en contact avec Internet » selon les mots de se co-fondateur E. van Kooten dans une interview accordée à 3voor12. Et avec une plateforme en particulier : YouTube. Cette récente création américaine (YouTube est créé en 2005) est l’une des pierres angulaires du développement de Spinnin’. L’hébergeur de vidéo états-unien est censé accompagner la radio et les clubs comme moyen de diffusion, auxquels ses fondateurs restent très attachés. Quoiqu’il en soit, Spinnin’ Records comprend rapidement le potentiel du digital qui efface les frontières (géographiques, surtout) et permet, en premier lieu, de résoudre un problème de distribution majeur pour un label qui ambitionne d’être une référence mondiale.

Dans le passé, il fallait avoir un partenaire local pour réussir à l’étranger, pour vendre des CDs localement dans les magasins, mais aussi pour obtenir un disque à la radio. Désormais () si quelqu’un au Mexique souhaite diffuser ou télécharger (de la musique), il peut le faire via les réseaux sociaux.

E. van Kooten, le co-fondateur de Spinnin’, dans une interview accordée en 2015

Des phénomènes parallèles mais non corrélaires se produisent en faveur de Spinnin’ Records vers 2010. D’une part, YouTube, sur lequel ils sont bien implantés depuis deux ans, ne fait que croître et les utilisateurs de cette interface gratuite explosent – en 2010, déjà 700 milliards de vidéos sont regardées sur la plateforme (source: Wellcom, 2011). D’autre part, un mouvement en gestation depuis quelques années perce soudainement : l’EDM (Electronic Dance Music, un terme générique qui désigne un courant d’artistes considérés comme ‘commerciaux’). Le succès mondial des titres de David Guetta, notamment, capable de créer un pont entre la musique électronique et la musique plus « pop » (en plus de rendre populaire la figure du DJ) n’y est peut-être pas étranger.

Pour s’en convaincre, il suffit de comparer la scène principale de Tomorrowland, festival iconique de la musique électronique, entre 2005 et 2010. Son évolution (encore jusqu’à aujourd’hui) reflète bien l’envergure que prend la musique électronique dans le monde à ce moment précis.

Les images de ces festivals de musique électronique inspirés du gigantisme de Woodstock sont disponibles dans le monde entier et la musique des DJ/Producteurs signés sur Spinnin’, qu’ils soient belges (Dimitri Vegas & Like Mike), australiens (Dirty South), hollandais (Afrojack, Bingo Players) ou suédois (Dada Life) commence à se faire entendre en dehors de ces festivals. En 2010, 426.000 personnes regardent l’aftermovie de l’édition de Tomorrowland. Elles sont 75 millions à regarder celui de 2011, 164 millions à regarder celui de 2012.

La machine Spinnin’ se met en marche. Elle ne se contente plus de relayer la tendance, mais de la créer puis de la diffuser. Musicalement, ce qui marche ce sont des sonorités soit Progressive House soit des sonorités plus dures telles que l’Electro/House, capables de faire sauter les immenses foules des festivals. La résonance mondiale d’Epic’ de Sandro Silva & Quintino en 2011, signé sur Musical Freedom (un sublabel de la franchise hollandaise), en est l’illustration. La multinationale néerlandaise l’a bien compris et va industrialiser le processus de création de sa musique (de façon plus ou moins assumée) en même temps qu’elle va pousser plus loin sa stratégie digitale pour la répandre.

Avec ‘Again and Again’, Basto parvient en 2011 à passer sur toutes les radios du monde. Et à attirer l’attention sur Tomorrowland… et Spinnin’.

Nos équipes créatives comprennent également des personnes qui ne peuvent pas faire de musique elles-mêmes, mais qui savent ce qui se fonctionne dans les clubs. Vous devez être avant-gardiste. Vous ne devriez pas vous préoccuper de ce qui est numéro 1 maintenant, mais de ce qui sera le plus gros succès dans neuf mois.

E. van Kooten (2015)

Par ces mots, le co-fondateur de Spinnin’ explique (et assume le fait) que le label a des services de ghostproducers (des producteurs anonymes qui produisent pour d’autres artistes) et que, d’une certaine façon, la musique qui sort de ces services est purement industrielle dans le sens où la réussite commerciale du titre et son adéquation à l’époque prévaut sur la démarche purement artistique au succès contingent. La musique est donc un produit vendu à des « cibles« . Des cibles qu’il faut suivre et atteindre sur les réseaux sociaux qui, eux aussi, florissent. Des cibles dont il faut satisfaire « la demande » croissante en termes de musique et de contenus.

La maison de disques traditionnelle consistait à apporter des CDs au magasin. Il fallait approcher le consommateur pour assurer une demande, très traditionnelle. Notre consommateur est désormais plus jeune et reste assis avec son téléphone à la main toute la journée. Vous devez continuer à les captiver. Il faut constamment apporter de la nouvelle musique, de nouveaux artistes, continuer à ajouter de nouvelles dimensions à ces nouveaux artistes, découvrir de nouveaux endroits. Et ils bougent constamment. Si tous les parents vont un jour sur Facebook, les jeunes partiront le lendemain pour Instagram ou Snapchat.

E. van Kooten (2015)

Spinnin’ Records devient donc aux débuts des années 2010 un label industriel, doté d’un business model et d’une stratégie digitale semblable à une multinationale de l’entertainment.

Ce n’est qu’une histoire de bonne musique. Et c’est une histoire d’association avec le meilleur marketing et la meilleure promotion. Mais ce n’est qu’une histoire de bonne musique, c’est le premier élément.

E. van Kooten dans une interview à Casablanca Records (2014) qui répond à la question : « Qu’est-ce qui fait que Spinnin’ est le label n°1 de l’EDM dans le monde? »

Spinnin’ Records & Martin Garrix : l’ascension et la chute d’un modèle

Martin Garrix reçoit un disque d’or pour son titre ‘Animals’ (2013). A droite, Roger de Graaf, co-fondateur du label Spinnin’.

En 2013, Martjin Garritsen a 17 ans et vit dans la banlieue proche d’Amsterdam. Depuis l’âge de 10 ans, il produit de la musique dans sa chambre – il est ce que l’on appelle encore aujourd’hui un bedroom producer. Pour s’amuser, il produit un peu de hardstyle. Il entre dans une école de production à Utrecht où il côtoie Julian Jordan, rencontré à l’origine sur un forum de producteurs amateurs. Il signe d’ailleurs avec lui en 2012 l’un de ses tous premiers tracks sur Spinnin’ Records, ‘BFAM’. Il produit pour d’autres artistes mais aussi pour lui, dont un track, ‘Animals’, qu’il met de son propre aveu une quarantaine d’heures à produire sur FL Studio.

Il présente un jour cette production personnelle à Roger de Graaf, l’un des deux fondateurs de Spinnin’ Records, qui n’en croit pas ses oreilles. Il demande même au hollandais si c’est bien lui qui a produit ce track (d’ailleurs, au moment de sa sortie en 2013, certains observateurs ont des doutes). R. de Graaf prend alors mesure de l’ampleur du talent de Martin Garrix (de son nom de scène) et du potentiel de ce morceau au drop dévastateur. Avec lui, Spinnin’ Records va atteindre son apogée.

En effet, à sa sortie, c’est un raz de marée, bien au-delà de la sphère électronique. Du jour au lendemain, ‘Animals’ truste les tops des charts du monde entier – en 2020, le track cumule 1,4 milliards de vues sur YouTube. La carrière et la notoriété de Martin Garrix fait un bond spectaculaire. Spinnin’ Records va en faire sa figure de proue, à la manière d’un club de football qui acquiert la dernière superstar du ballon rond. Le jeune prodige va enchainer les réussites et les releases sur Spinnin’ Records: ‘Wizard’, ‘Proxy’, ‘Error 404’, ‘Tremor’ (un collaboration avec Dimitri Vegas & Like Mike qui aura également un fort écho)… et bien d’autres. Il matérialise le rêve de beaucoup de jeunes producteurs : devenir suffisamment célèbre pour voyager en jet dans le monde entier et jouer devant des foules immenses.

Spinnin’ Records veille de près sur son joyau, et n’hésite pas à faire des calculs artistiques pour continuer de le faire briller. En 2015, par exemple, E. van Kooten décide que Martin Garrix doit « conquérir l’Amérique et les américains« . Il s’arrange donc avec Scooter Braun, manager de Justin Bieber et d’Ariana Grande, pour qu’Usher, star du R&B US, réalise une chanson avec le hollandais qui a le vent en poupe. La collaboration a lieu et donne le titre ‘Don’t Look Down’. Scooter Braun va d’ailleurs gérer une partie du management de Martin Garrix.

Sur la couverture du titre joué sur tous les continents, le logo de Spinnin’ surplombe l’animal en arrière-plan. Une bonne publicité pour la
franchise néerlandaise.

A la même époque, Martin Garrix n’est pas le seul à être choyé par Spinnin’ Records, qui réalise qu’il existe d’autres talentueux producteurs qui peuvent également incarner la « marque ». Oliver Heldens (qui signe son premier track connu ‘Gecko’ sur Musical Freedom), le français Michael Calfan ou encore Don Diablo vont constituer quelques-unes des « vedettes » de Spinnin’, toujours sur le modèle d’un club de football d’envergure mondiale qui empile les joueurs connus. Les DJ/producteurs hollandais, très en vogue au milieu des années 2010 aux côtés des suédois, sont aussi un vivier pour Spinnin’ qui n’hésite pas à puiser dans cette source locale (Mr. Belt & Wezol, Vicetone, Jay Hardway, Blasterjaxx…).

De gauche à droite, dans les locaux de Spinnin’: Roger de Graaf, Jorn Heringa (directeur artistique de Spinnin’), Don Diablo et Eelko van Kooten (2016).

Cela fonctionne un temps mais cela va rapidement tourner au vinaigre, notamment dans le cas de Martin Garrix. En août 2015, Martin Garrix annonce qu’il quitte Spinnin’. Peut-être lassé de ne plus décider de sa musique de lui-même et sans doute désireux de gagner en indépendance (artistique et financière), il claque la porte. Un véritable coup dur pour la franchise hollandaise et pour MusicAllStars Management, son agence dédiée au management des artistes.

L’année suivante, en 2016, Martin Garrix devient le numéro 1 au top 100 DJ Mag. Il créé également son propre label, STMPD Records. L’histoire d’amour entre Spinnin’ et Martin Garrix se finit au cours de plusieurs années de procès dont la réelle issue est entourée d’un certain flou – Martin Garrix gagne en première instance en 2017 avant que Spinnin’ ne gagne en appel en 2019, on ne connait pas les conséquences réelles de ces verdicts. Indéniablement, la franchise ‘S’ perd de sa superbe.

Que vaut Spinnin’ Records aujourd’hui ?

Jonas Aden, l’un des nouveaux chouchous de Spinnin’ Records

Aujourd’hui, difficile de dire si Spinnin’ est un label aussi attractif qu’auparavant. Ce qui est sûr, c’est qu’il conserve les acquis (en termes de fanbase et de notoriété) de ses glorieuses années. Mais son poids et son attractivité musicale paraissent largement moindre. En parallèle, les DJ/Producteurs hollandais sont aussi globalement moins intéressants. L’EDM et la Big Room, si elles conservent encore de nombreux fans, ne sont plus à la mode : c’est le jeu des courants musicaux.

Il y a encore quelques années, Spinnin’ Records était un tremplin pour de jeunes artistes. Aujourd’hui, malgré ses efforts pour rester dans l’ère du temps, qui connait ses nouvelles pépites ? L’une d’entre elles, Jonas Aden, norvégien, est aussi YouTubeur. On pourrait également citer Lucas & Steve, Jack Wins ou encore Zonderling. Tous sont des artistes chouchoutés par la franchise hollandaise, mais aucun n’a atteint la notoriété et l’aura de leurs prédécesseurs – on pense notamment à Afrojack, la superstar qui signe toujours des releases sur le label. Les signatures des populaires Timmy Trumpet, KSHMR ou Chocolate Puma ne suffisent pas à nos yeux pour considérer qu’il est toujours « dans le coup ».

Tout le paradoxe de Spinnin’ aujourd’hui est le suivant : toujours porté par la tendance qu’il pouvait créer, la tendance a fini par se retourner contre lui. Aujourd’hui, les artistes parviennent à exister par eux-même et possèdent leur propre label : c’est la tendance qui veut cela. La formule 1 artiste = 1 label n’a jamais été aussi vraie. Autrefois concentrée sur quelques gros labels – Spinnin’, Armada, Protocol, Size, Axtone & consort – l’offre musicale s’est éclatée.

Lucas & Steve, un duo Spinnin’ Records, à Tomorrowland Winter (France, 2019)

Les nouveaux créateurs ont compris qu’ils pouvaient désormais se passer du mastodonte néerlandais pour briller. L’un de exemples que l’on pourrait citer est celui d’un français : Tchami. Après avoir signé quelques releases sur Spinnin’, il a porté une grande partie du courant « Future House » sur son propre label Confession. Et est arrivé suffisamment haut pour devenir un headliner des festivals du monde entier. On peut aussi considérer que son association avec Mercer, Malaa et DJ Snake dans le crew Pardon My French lui ont été bénéfiques.

Une autre tendance, plus actuelle encore, joue peut-être en défaveur de Spinnin’ : celle des alias d’artistes connus voulant explorer un nouveau champ musical, plus « underground ». Pour donner de la crédibilité à un tel projet, Spinnin’ Records ne semble pas le label idéal, trop mainstream. Ainsi, Calvin Harris sous son alias Love Regenerator préfère signer sur l’historique label House Defected, tout comme David Guetta sous son alias Jack Back. La franchise hollandaise perd donc une possibilité d’exploiter cette tendance malgré quelques exceptions – Tiësto signe ses releases VER:WEST sur AFTR:HRS, sublabel de Spinnin’, le même Jack Back a signé ‘Overtone’ sur Spinnin’.