La scène électronique, un milieu sexiste et patriarcal ?

INTRODUCTION

Après notre première de la série des « Dossiers Sensibles », consacrée à l’interconnexion entre musique et politique, nous vous proposons aujourd’hui une réflexion sur un sujet qui touche aussi bien notre société que notre petit monde de la musique électronique, à savoir la question de la femme dans le secteur. La question sera difficile et complexe à aborder au vu d’abord de la scène mainstream actuelle, mais aussi du fait de la structure même de notre blog, composé quasi-exclusivement d’hommes. Notre précédent dossier sur le sujet, imparfait et certainement bourré de maladresses rédactionnelles était déjà cependant l’ébauche d’une première réflexion. Evincées de l’histoire, invisibilisées, discriminées, tant sur scène qu’en coulisses, rabaissées à leur simple plastique, les femmes ainsi que les personnes minorées [ndlr : nous utiliserons « minorés » ou lieu de « minorités » pour une meilleure sémantique] sont au coeur de notre culture désormais dominée par un patriarcat blanc hétérosexuel et valide. Durant ce dossier, nous allons tenter de comprendre les origines de cette discrimination, d’en dresser le constat et de trouver des solutions. Et surtout nous allons aussi NOUS critiquer. Exercice difficile mais qui pourrait s’avérer salvateur pour le futur.

DISCLAIMER : les interviews se sont tenues entre mai et juillet 2021. Nous avons invité les artistes Louisahhh et La Fraicheur ainsi que la journaliste Annabel Ross.

I – Histoire d’une invisibilisation

TOP 100 DJ Mag 2012

Notre scène mainstream est dominée par l’homme blanc. Il n’y a qu’à voir le TOP 100 DJ Mag, sous le prisme de la popularité des lauréats (seul réel intérêt de ce classement désormais). Sur les 100 artistes les plus populaires de la scène mainstream, on peut compter 11 femmes et 16 hommes non-blancs, soit donc 74 places occupés par un homme blanc, ce qui est écrasant. Si on prend au hasard une autre année, par exemple 2019, on tombe à 9 femmes. Et si on repousse encore loin, exemple 2014, elles n’étaient que 2. Si on part du principe que la progression mathématique est linéaire, le TOP 100 DJ Mag deviendrait paritaire, a minima, … en 2055 ! Il reste alors à savoir comment accélérer le processus, et les solutions ne manquent pas.

Un peu plus d’histoire et de contexte : si nous reprenions une précédente interview de Dave Clarke, ce dernier nous dit bien que tout a changé dans le milieu des années 2000 avec l’émergence de la Minimal Techno et de son système marketing qui ont « white-washed » une scène noire, LGBT et multi-ethnique. Aujourd’hui, où sont les femmes ? Elles sont soit minoritairement au sommet, représentées par Amelie Lens, NERVO, Nina Kraviz, Charlotte De Witte et quelques autres; soit majoritairement sur une scène alternative bien plus précaire que les plus grosses mainstages des USA, où la survie peut exacerber les tensions et la concurrence. Mais là où elles sont plus qu’absentes, c’est entre ces deux extrêmes, dans le ventre mou de la structure. 

Pour approfondir le sujet, nous avons demandé à Louisahhh et Annabel Ross leur avis concernant ce shift de mentalité de la scène depuis ces années 2000 :

Guettapen : Au tout début, la scène a été créée par des hommes noirs et un public LGBT, et maintenant la scène est un business, une industrie. À vos avis, à partir de quand les mentalités ont commencé à changer en ce sens ? Peut-on citer par exemple Alive 2007 de Daft Punk ?

Louisahhh : C’est une grosse question. Je ne suis pas particulièrement bonne en histoire et il est difficile de dire où se situe le tournant, mais je sais que ce modèle égocentrique est apparu un peu après les prémices de la House à Chicago, la Techno de Detroit et le « Paradise Garage » LGBT à New York, cette version masculine blanche de l’art vue par Kraftwerk en Allemagne… Je ne pense donc pas qu’il y ait une histoire d’origine qui ne relève pas de l’appropriation et de l’exploitation actuelles de notre culture. Plus récemment, au cours des dernières années, avec cette injection d’argent dans la « Business Techno » et la Tech House, il y a eu un changement dans la scène qui était auparavant considérée comme « underground ».

Il est difficile de dire exactement à quel moment cela s’est produit, mais il est certain qu’au cours des dernières années, nous avons assisté à un grand changement en ce qui concerne les valeurs de la techno, par exemple, se transformant en Business Techno, qui passe d’une culture axée sur la communauté à une culture axée sur le commercial, et cela est certainement visible lorsque nous voyons des tendances comme les artistes bookés en raison de leur nombre d’abonnés sur les réseaux sociaux. D’un côté, c’est cool parce qu’il y a plus de femmes comme Amelie Lens et Charlotte De Witte. Les choses sont en train de changer en ce moment, mais les promoteurs se disent « Regardez, notre line-up a des femmes», mais ce n’est certainement pas une scène d’égalité des sexes. Et il faut aussi dire qu’il y a beaucoup de nostalgie de notre culture rave qui était très inclusive, super colorée et pro-LGBT. Lorsque je parle de féminisme, je parle de féminisme intersectionnel, qui porte sur l’équité, la diversité et l’inclusion, et qui comprend une pression ferme pour l’égalité raciale et l’égalité de toutes les expressions sexuelles et de genre . Je pense qu’à l’heure actuelle, nous sommes dans un moment complexe qui peut parfois être intense, mais c’est aussi un grand moment de progrès, pour examiner et comprendre d’où nous venons et où nous allons.

Annabel Ross : Ça a changé quand les gens ont commencé à devenir riches [rires]. Dès qu’il y a beaucoup d’argent en jeu, l’essence des choses a tendance à changer parce qu’il y a des gens au sommet qui sont plus préoccupés par le montant de leur compte en banque au lieu de maintenir l’intégrité de l’événement/festival/club. C’est la nature du capitalisme, n’est-ce pas ? Les gens deviennent avides; plus il y a d’argent offert, plus les gens en veulent, et plus on s’éloigne de ce qui était à l’origine. Je ne suis pas une experte de l’EDM, je ne pourrais pas alors vous dire le moment exact où les choses ont changé, mais vous avez mentionné la tournée de Daft Punk Alive 2007 et c’est peut-être à ce moment-là que les gens ont vu les occasions liées à ce genre de spectacles visuellement spectaculaires. Puis l’EDM a commencé à apparaître aux États-Unis vers 2008 à 2010, je pense. La montée en puissance des DJ superstars et des réseaux sociaux ont probablement beaucoup à voir avec ceci aussi.

Martin Garrix, AMF

Afin de palier à cette invisibilisation, les résistances et coup de projecteurs se multiplient : nous pouvons citer le site « female:pressure » qui répertorie un gros nombre d’artistes femmes et LGBT, permettant de découvrir les artistes, entre autres, de chaque région du monde, de chaque pays. On peut y retrouver aussi des métiers connexes comme manageuse, attachée de presse, promotrices, etc … Ce site vient avec un compte Tumblr postant des photos de productrices sur scène et dans leurs studios afin de mettre également un terme au mythe persistant selon lequel les femmes en général sont incapables de produire aussi bien que les hommes. Le navigateur pourra alors permettre de découvrir moult figures féminines travaillant alors dans les métiers cités ci-dessus mais aussi des designeuses, des ingénieures, des consultantes culturelles … bref, une myriade de métiers dans ce répertoire utile à tout responsable ou gérant pouvant aider à trouver des travailleuses dans ces métiers réputés pour des domaines bien plus masculins. Ou s’il y a des femmes, c’est toujours à des postes inférieurs avec des rémunérations et salaires tout aussi minorés. Cela se voit dans le monde du travail standard en France, où les femmes sont rémunérées en moyenne 26% de moins que les hommes

II – Situation présente

Louisahhh

Les femmes dans notre société sont insidieusement écartées de toute filière scientifique. Il est en fait assez simple de le constater au niveau de la population qui compose le milieu universitaire du même parcours. Un rapport du Ministère de l’Education Nationale datant de 2017 (chapitre 8) montre alors ce fossé. Le nombre de femmes diplômées ingénieures entre 2007 et 2017 stagne entre 26 et 29%. Autre exemple, en 2016, d’après l’Observatoire des Inégalités, la population féminine entrant dans les écoles d’ingénieurs est de 28% et de 24% dans les universités consacrées à l’informatique et le génie électrique. M’enfin, quel lien avec le sujet, cher Guettapen ? Rappelez vous alors du thème dont on parle ici : la musique électronique. Musique qui demande alors des compétences spécifiquement… scientifiques. Egalisation, compression, dB RMS, filtrage, traitement du signal s’apprennent dans ces lieux scolaires, où règnent depuis le début les stéréotypes et les inégalités sociaux, en plus de l’image sociétale véhiculée par la publicité. Si nous vous disons « métier de l’informatique », « métier de la coiffure », « secrétariat », « conception automobile », vous imaginerez des profils genrés spécifiques. Et si on vous dit « production de musique », « ingénierie du son », « DJ », il y a très peu de chances que vous imaginiez alors un profil féminin, n’est-ce pas ? De là partent alors nos fameux stéréotypes. Mais d’où ces préjugés proviennent-ils ? 

Nous allons prendre la vidéo de Horizon Gull traîtant en grande partie du sujet qui nous occupe, sous le titre suivant : « Les filles sont-elles vraiment nulles en maths ? ». Suite à ces démonstrations, on peut remonter très loin dans l’histoire pour expliquer ces préjugés, avec le mythe de la virilité comme moyen d’emprise de l’homme (être de raison et de force) sur la femme (être d’émotion et douceur), récit qui fait le ciment de la construction de notre imaginaire collectif et de nos stéréotypes sociétaux, issu de la mythologie et de la religion, et bien plus récemment dans l’imaginaire américain des années 1950, en pleine période des « Trente Glorieuses » et du débarquement de la logique libérale dans une Europe à reconstruire au lendemain de la guerre. L’image de la famille est alors la suivante : l’homme travaille, la femme reste à la maison pour s’en occuper. 

Horizon Gull

On peut alors conclure que les femmes peuvent sous-performer dans les filières scientifiques du fait de la menace du stéréotype et du préjugé implicite qu’elles subissent dans ces filières faussement attribué à l’homme du fait du mythe de la virilité, lui attribuant le monopole de la raison.

Si nous nous recentrons dans notre musique, nous pourrions faire des réflexions sur le fait que les femmes ne manquent pourtant pas dans les productions : « Oui mais regardez, on retrouve les femmes en musique électronique comme chanteuses, parolières … » Oui, mais toujours aucunement dans le processus technique de la production musicale. Être le featuring de David Guetta n’implique que très rarement d’être également à l’origine du sound design de la basse ou être fortement impliqué dans l’arrangement, malheureusement; et sans pour autant dévaloriser le travail du chant, bien sûr. Les mentalités sont certes en évolution mais la théorie de « l’avancement à petits pas » rencontre maintenant de farouches oppositions, car au lieu d’avoir la volonté de faire bouger les lignes et faire sauter le stéréotype des « femmes infériorisées » dans notre milieu, nous l’entretenons avec hypocrisie. 

Nous avons demandé à nos invitées leur avis également sur les événements en festival et clubs réservés aux femmes tant au niveau du public que sur la programmation :

Guettapen : Que penses-tu des événements réservés aux femmes et aux personnes minorées ? Est-ce que ces événement pourraient être une solution pour laisser les minorités avoir leurs propres modèles et ne pas être écrasées par le modèle patriarcal de l’homme blanc ?

Louisahhh : Je pense que c’est intéressant, l’intention compte vraiment. Comme à Paris, nous avons ces événements « Wet For Me », dans lesquels la foule est presque exclusivement féminine car c’est une fête lesbienne incroyable. La plupart de leurs line-up sont composés de femmes, c’est un endroit sûr, par nous, pour nous. Les gens peuvent se mettre nus assez rapidement en se sentant en sécurité parce qu’il n’y a pas de prédateurs mâles (je ne dis pas que tous les hommes sont des prédateurs, ou que tous les prédateurs sont des hommes, je dis que la majorité de la violence contre les femmes est faite par des hommes, et avoir un espace entièrement féminin aide à limiter cela), et c’est une expérience vraiment différente des grands festivals EDM où le line-up est composé à 95% de DJs masculins depuis 20 ans. En tant que DJ, il est très facile de jouer un set avec de la musique de « seulement les artistes masculins blancs », il est donc intéressant de contester cette norme en incluant consciemment des artistes femmes non blanches dans des DJ sets, sur des line-up, dans des playlists et des charts.

Annabel Ross : Je comprends pourquoi les minorités et les femmes voudraient avoir leurs propres événements, surtout les Noirs, qui ont toujours été exclus et qui veulent se célébrer sans que personne d’autre ne dicte quoi que ce soit. Ces événements sont formidables en ce sens qu’ils sont l’occasion pour les différentes communautés de se réunir et de passer du bon temps sans se soucier des gens qui pourraient être leurs oppresseurs ou avoir un point de vue différent ou être le genre de personnes qu’ils ne voudraient pas nécessairement côtoyer. Mais je pense aussi que nous devons essayer d’éduquer l’ensemble de la collectivité et d’essayer de grandir ensemble pour que les gens ne se sentent pas exclus au départ.

Louisahhh : Les deux scènes sont nécessaires, spirituellement et émotionnellement. D’après mon expérience, c’est assez facile d’être une femme parmi les hommes parce que je sais que je suis la femme qui a le plus de pouvoir dans cette pièce. Quand il s’agit de partager l’espace, la validation et l’attention masculine, de partager la lumière des projecteurs, c’est quelque chose que les femmes ne sont pas nécessairement socialisées pour faire. Le capitalisme et le modèle patriarcal nous ont appris très tôt que nous sommes en compétition avec d’autres femmes, que nous avons appris à nous sentir menacées et jalouses des autres femmes avec le pouvoir. Sur cette base, l’amour, le respect et la gratitude l’un envers l’autre, au lieu de la compétition sont des choses que j’ai apprises dans les espaces réservés aux femmes. Cependant, nous n’aurons jamais ce niveau de presse, d’argent, de visibilité, que les espaces dominés par les hommes offrent. D’après mon expérience, je dois faire un travail de bienveillance dans une collectivité plus sûre et plus petite, en dehors de l’esprit concurrentiel. et ensuite l’exporter dans la grande cour pour que je puisse aider les autres à développer ces valeurs et pour que je puisse aider à baliser le chemin pour d’autres personnes également exclues de la culture dominante, et les inviter à venir derrière moi.

La Fraicheur

Plus actuelle que jamais, la plus récente étude qui nous a permis de nous renseigner et apprendre sur le cas précis de la France, en ce qui concerne l’évolution sociale du milieu, est la suivante : « Inégalités de Genre et Musique Électronique en 2018 »

Origines des DJ booké•e•s en fonction de la ville. « Inégalités de Genre Et Musique Électronique En 2018 »

Dans ce remarquable rapport réalisé par Claire Monod et Maria Atkina en juillet 2019, on a alors toute une discrimination chiffrée et sourcée que l’on peut alors démontrer, chiffres et graphiques à l’appui. Nous allons prendre en illustration plusieurs points majeurs du rapport :

– « Sous-représentées dans les line-ups, les minorités de genre sont par ailleurs sur-représentées parmi les têtes d’affiche. « L’explosion » de la part des minorités de genre bookées semble donc se faire sur le mode de l’évènement particulier, plutôt que sur celui d’une pénétration homogène de toutes les strates du monde de la nuit« 

– « Ces chiffres remettent en perspective le débat relatif à « l’explosion » du nombre de femmes DJ : même si les minorités de genre sont plus nombreuses et plus visibles qu’avant, elles n’en demeurent pas moins très largement sous-représentées relativement » aux hommes. Cette faible visibilité connaît des variations géographiques : plus on s’éloigne de Paris, plus la proportion de femmes et d’artistes non-binaires s’amenuise « 

« Pour Anna Gavanas et Rosa Reitsamer, le genre féminin est rattaché dans le milieu de la musique électronique à une « symbolique » (« tokenism ») qui a valeur de nouveauté dans cet univers majoritairement masculin, et qui est propre à être utilisée à des fins de marketing (Gavanas, Reitsamer, 2013). Cette « symbolique » pourrait expliquer que la présence des minorités de genre derrière les platines garde une dimension d’événement. »

Part du booking des personnes minorées dans les clubs français. « Inégalités de Genre Et Musique Électronique En 2018 »

A noter que Maria Atkina a écrit pour le blog WODJ MAG qui a pour slogan « le magazine Electro qui retrace le parcours des femmes DJs ». Vous pouvez alors retrouver des articles sur des productrices House et Techno jusqu’à octobre 2020. Et il y a de la productrice à découvrir. Notons finalement l’apparition d’initiatives locales, comme par exemple provenant de la boîte « Le Sucre » à Lyon. En juillet 2021, pendant la fermeture des discothèques dûe au COVID-19, cette dernière a permis à des femmes d’apprendre les skills DJs sur les platines afin de contribuer à briser les stéréotypes du genre. Comme dit le témoignage de cet article de 20 Minutes : 
« L’objectif est d’avoir un maximum de parité dans notre programmation, explique Maëva Jullien, chargée de la production. Nous avions vraiment cette volonté de s’engager pour rétablir un équilibre et renouveler la scène lyonnaise qui en a bien besoin. » car « en 2018, 91 % des artistes programmés dans les clubs étaient des hommes, dont 70 % d’hommes blancs. ». Les stéréotypes bougent alors localement un peu partout avec des initiatives telles que celles-là, mais un changement structurel est indispensable pour effectuer une prise de conscience globale et effective. 

Warehouse Nantes

Nous demandons alors à Louisahhh et La Fraicheur leur avis sur le fait que les promoteurs bookent sciemment des femmes non pas pour leur donner une chance mais juste surfer sur la vague qu’ils voient alors comme une opportunité purement économique et à court-terme :

Guettapen : Aujourd’hui, des événements, des festivals, des clubs… mettent des femmes au premier plan dans leur line-up. Est-ce une sorte de feminism-washing ?

Louisahhh : Je me souviens d’avoir joué à un événement « all girl » lors d’une fête sur un bateau, et c’était terrible parce que l’ambiance n’était pas du tout « féminisme de l’égalité des sexes contre la culture du viol », même pas parce que les promoteurs estimaient que c’était une bonne idée de faire un signal de vertu ou de donner l’impression qu’ils faisaient le job. C’était juste parce que les gars voulaient voir des filles jouer au DJ, pour nous objectifier… Pour quelqu’un qui me disait « Tu es une bonne DJ pour une fille » je disais « Va te faire foutre ! » et je suis heureux de voir de plus en plus de bruit autour de l’égalité des sexes dans le booking, avec tant de super femmes faisant de la musique en ce moment. Mais ces « Journée internationale de la femme » féministes qui disent « regardez combien de femmes nous aimons » … Juste bookez-nous et payez-nous autant que les mecs. Ne pas faire un post sur les réseaux sociaux ou un tweet pour la visibilité, je veux être booké aussi souvent qu’un homme, d’être payée équitablement, et de ne pas être la seule femme sur le line-up.

Guettapen : Parmi toutes les femmes talentueuses qui font de la musique électronique, tu évolues dans un style agressif et lourd. Statiquement, de la Techno à la Hard Music, les femmes semblent mieux évoluer dans ces styles au lieu de cool, chill vibes (avec des exceptions bien sûr). Qu’en penses-tu ?

Louisahhh : Je pense qu’il y a beaucoup de femmes excitantes qui font la musique la plus agressive de notre époque. Pour moi, quand on a fait mon album, ça sonnait vraiment agressif mais ce n’est que récemment, au cours des 18 derniers mois, que je n’ai pu tolérer d’être en contact avec ma colère. Le but de ma musique, d’autant plus qu’elle évolue, c’est de devenir précisément ce pourquoi je suis en colère. Et une partie de cette musique possède des idées intériorisées qui s’effritent lentement, et je ne peux parler pour personne d’autre, mais il y a quelque chose à propos de la rage féminine. Il y a eu un changement en moi cette année, j’ai réalisé que toute la colère que je me suis empêchée de ressentir, que j’arrivais à restreindre dans mon travail … et bien maintenant je peux l’utiliser et la sentir. Je ne sais pas si c’est mondial, si nous atteignons un point de non-retour où nous nous sentons plus en sécurité pour penser de cette façon parce que historiquement, les femmes en colère sont socialement ostracisées comme des « chiennes folles », sujettes à l’hystérie. Mais j’ai lu beaucoup d’écrivaines et de professeures féministes noires comme Bell Hooks et Audre Lorde disant que « si je subvertis ma relation avec ma propre colère, cela me tuerait et me détruirait de l’intérieur ». C’est comme si nous étions dans un moment de frustration de l’histoire humaine mais aussi comme si nous avions tant de potentiel pour changer et parfois, la colère est une énergie vraiment puissante et transformatrice. Je pense qu’il y a beaucoup de sagesse dans : « si je ne suis pas assez courageuse pour la ressentir, je n’en tirerais jamais profit ». Ma colère n’est pas pour son propre bien, ce n’est pas la destination mais un signal signifiant que quelque chose doit changer.

Guettapen : Comment pouvons-nous combattre les personnes responsables de violences sexuelles et qui ne sont pas inquiétées ? Comment pouvons-nous mettre le système qui les protège à plat, pour utiliser les grands mots ?

La Fraicheur : Grosse question, car il est toujours plus facile d’identifier les problèmes que de trouver les solutions adaptées. Première chose, vu que tu parles de Derrick May, je veux mettre les choses à plat tout de suite : j’ai enregistré mon premier album dans une résidence d’artistes à Détroit tenu par Underground Résistance. Je ne citerais pas de nom mais la première chose que l’on m’a dite en y arrivant, en me montrant le restaurant où mangeait Derrick May, c’est « fais attention, il aime bien les filles … ». Si la première chose que l’on dit, c’est “fais attention” … C’est qu’on sait que le mec est dangereux. Je n’ai pas eu d’expérience négative avec Derrick May, je ne l’ai jamais rencontré. Mais je n’ai pas été étonnée lorsque c’est sorti et j’aimerai qu’on prenne au sérieux les allégations car ça fait un bout de temps que tout le monde est au courant. Donc à ta question « Comment on fait pour que ça change? » , il aurait fallu que la personne, qui m’a prévenue individuellement, aille LUI parler. Il faut plutôt se dire « Ce mec a un problème, il faut lui retirer son pouvoir », à savoir sa célébrité et son argent. Mais toutes les réponses que l’on donne en tant que femmes vont être vues comme de la vengeance. Donc il faut arrêter de nous demander à nous, mais le demander aux hommes ! Car ce sont eux, la source du problème ET qui ont le pouvoir.

La Fraicheur

Il faut donc qu’un patron de festival dise « moi, je ne bookerai plus Derrick May jusqu’à ce qu’il y ait une discussion à son sujet». Je ne crois pas à la « cancel culture » dans la mesure où quelqu’un fait quelque chose de mal, c’est terminé pour lui. Car le combat en tant que société, c’est que les choses changent. Il faut laisser la place à la seconde chance. Après, ce n’est pas parce qu’on laisse la possibilité aux gens de changer qu’ils changent. Il faut retirer leurs privilèges, prouvant qu’ils n’en sont pas dignes. Ce n’est pas lui interdire de faire de la musique, mais plutot se demander la pertinence de sa présence sur tel line up, telle scène; penser l’insulte que ça représente, en tant que femme, d’être son public, ou de jouer sur la même scène. Dans les festivals également, on retrouve des tables de la Croix Rouge, d’associations gays qui fillent des capotes gratuites … pourquoi aucune sur le consentement, le viol, les agressions sexuelles ? Avec par exemple la présence d’un psychologue ? Mais en tous cas, qu’on en parle en dehors des moments où un type se fait griller. Car combien d’autres sont encore tranquilles, en train d’abuser de femmes ? J’ai participé à un podcast du label Dirty Bird avec Louisahhh sur la culture du consentement et du viol sur la scène électronique, pour la journée de la femme et c’était super intéressant. On se dit toujours « Non mais mon public, il a pas envie d’écouter / lire ça ».

Il faudrait alors rappeler aux gens la dimension historique de la discrimination et que vous n’avez pas rappelée, vous mais aussi tous les autres médias, car c’est aussi du fait que vous n’écrivez pas sur les femmes que nous avons moins d’opportunités de travail et qu’on est moins payées derrière. Et une façon de changer ça c’est aussi que les hommes parlent et de mettre un pied devant, de prendre des décisions : « je ne jouerai pas en festival s’il ne contient pas 50% de femmes, payées correctement. » Et je parle évidement de têtes d’affiches influentes, pas du petit artiste warm-up. Ce n’est pas aux victimes de trouver les solutions (qu’elles font par défaut et obligation), mais aux gens qui causent les problèmes et qui ont le pouvoir.

Guettapen : Comment le « haut de la pyramide » peut comprendre et participer à cet effort ? Car perdre du pouvoir par eux-même veut forcément dire perdre en cachets, en argent, en influence. Sont-ils au courant de ce problème et si oui, utilisent-ils ce pouvoir justement pour rester au sommet ?

La Fraicheur : Pour moi je pense qu’il y a des hommes qui ne comprennent pas l’étendue de la discrimination qu’ils ne subissent pas, et donc l’étendue de leur privilège. C’est le principe de la « Grotte de Platon » (ndlr : également appelé « l’Allégorie de la Caverne ») : un homme fait des ombres chinoises sur un mur avec un feu de bois derrière lui pendant que d’autres regardent les ombres sur le mur. Ces gens là qui ne voient que les ombres sur le mur pensent que c’est ça, le monde, sans savoir que c’est l’ombre d’autre chose qui existe derrière eux. C’est pareil avec la discrimination : si tu ne l’as jamais vécue, tu as du mal à croire que ça existe car ça ne fait pas partie de ta réalité. Un blanc ne comprendra jamais la violence du délit de faciès par exemple. Pour en revenir à la question, je pense qu’il y a des gens qui ne réalisent pas ça mais sans mauvaises intentions, qui n’ont pas conscience qu’ils perpétuent un système discriminatoire et toxique. Mais plus le temps passe, plus les discussions sont présentes, plus j’ai du mal à croire que quelqu’un soit juste que « déconnecté de la réalité » et donc ceux qui restent au pouvoir sans avoir décidé de le lâcher, on finit par savoir de quel côté ils sont. Je ne dis pas que c’est facile, car quand tu as eu un privilège toute ta vie, toi tu vis le fait de prendre du recul et faire de la place aux autres comme une injustice et je le comprends … mais c’est la seule manière rétablir la balance.

III – « Cancel culture » et action positive

Bassnectar, accusé de traffic d’êtres humains et pédo-pornographie

Vous avez peut-être déjà vu ces termes sur les réseaux, sans forcément en connaître les définitions précises. Dans un premier temps, ce qu’on nomme « cancel culture » appliqué dans notre contexte de musique électronique, est un synonyme de boycott. Si un producteur est pris en flagrant délit de harcèlement, agression sexuelle ou viol, le meilleur moyen de pression qu’on peut lui infliger est à son porte feuille. Il est alors implicitement demandé de ne plus le soutenir économiquement, sans à aucun moment en venir à le confronter physiquement. On parle alors « d’annulation ». La « discrimination positive » (qui est un mauvais terme mais on y viendra juste après) est le fait de remplir un quota, un nombre fixe minimal de personnes issues de minorités (des personnes dites « minorées » donc) afin de leur laisser une place d’expression qu’elles n’auront pas pu avoir autrement du fait de leur invisibilisation, dans un secteur à dominance masculine blanche hétérosexuelle non-handicapé. 

Afin d’être en accord avec le vocabulaire utilisé par les personnes concernées, le terme « discrimination positive » sera alors remplacée par « action positive », de l’anglais « positive action ». En effet, « discrimination positive » ne fait pas forcément référence à une intention délibérée de la part de celui qui la met en place et peut être vu comme une obligation, une injonction contre son gré, … bref une action non-voulue et contrainte, ce qui finit de balayer toute volonté consciente de la part de « l’oppresseur » de l’histoire de faire passer ses actions comme un geste conscient, militant, déconstruit, et non pour juste éviter de se faire cancel, par simple peur. « L’action positive » doit alors être une décision consciente issue de la volonté propre de la structure détenant le pouvoir de reconnaître qu’elle est génératrice du problème et compte y remédier en faisant accéder des personnes issues des minorités au pouvoir et insuffler alors l’espoir d’un changement réel dans la structure elle-même. 

Dans les affaires qui ont secoué le monde de la musique électronique, nous pouvons citer le travail de la journaliste d’Annabel Ross, et ses enquêtes sur les agressions sexuelles de Derrick May et Erick Morillo. D’autres parts, les accusations sur Bassnectar et Graves; un des membres du groupe Salut c’est Cool, écarté du collectif suite à un viol, et plus récemment encore l’accusation de viol contre le producteur Trampa sont aussi à citer dans la longue liste des potentiels condamnés…

Elle nous parle alors de son métier et de ses conséquences :

Annabel Ross

Guettapen : Tu as écrit des articles sur les agresseurs présumés Derrick May et Erick Morillo. Peux-tu nous décrire comment les témoignages te parviennent, même quinze ans après que cela se soit produit ? As-tu été personnellement menacée ou harcelée après avoir publié ces articles ?

Annabel Ross : L’information m’arrive de diverses façons. Elle a commencé quand j’ai écrit un article sur Morillo et il y a eu une forte réaction. Je savais qu’il existait plus de gens avec des histoires à son sujet et j’ai fait un appel sur les réseaux, puis les gens m’ont contacté par mail. J’ai aussi regardé sur Facebook et j’ai vu beaucoup de gens en parler et écrire des commentaires comme « L’ami de ma sœur a eu une expérience avec Erick » et ensuite je faisais un suivi auprès de ces gens. Certaines histoires étaient récentes, d’autres assez anciennes. Quant à savoir si j’ai été harcelée, oui, je l’ai été. Mais ça ne m’a pas dérangée, je n’ai pas eu peur. La réponse à mon travail a été beaucoup plus positive que négative, heureusement.

G : Comment vérifies-tu, traces-tu les témoignages que tu reçois ?

A.R : Je passe beaucoup de temps à parler avec chaque personne et à parcourir l’histoire à plusieurs reprises, en m’assurant que chaque fois que les faits sont les mêmes et ne changent pas; en parlant avec d’autres amis, collègues et personnes qui se souviennent d’avoir été informés à ce moment-là, lorsque l’incident s’est produit, pas seulement cette semaine ou la semaine dernière. Évidemment, ce n’est pas la même chose qu’une cour de justice, mais je la prends très au sérieux et je ne prends pas les accusations à la légère.

C’est beaucoup plus difficile lorsqu’il n’y a qu’une seule femme qui m’envoie un mail et qui veut raconter une histoire au sujet de son viol ou de son agression et qu’elle me dit : « Je suis vraiment désolée, mais il est très difficile de publier quelque chose avec un seul témoignage. » Dans des affaires comme celle de Morillo et de May, où il y a de multiples accusations portant sur des détails et des comportements semblables, cela crée un faisceau de preuves qui me rend plus à l’aise d’écrire quelque chose à ce sujet. 

G : Publier les témoignages envoyés et approuvés par des journalistes comme toi et Ellie Flynn est-il un moyen de contourner l’échec de la justice sur ce sujet, quel que soit le pays ? 

A.R : Je pense que dans un grand nombre de cas, les abus ne seront jamais traités criminellement ou légalement, dans le cadre d’un procès. Je pense donc que c’est une autre façon de régler le problème. Mais vous devez être extrêmement prudents, vous devez avoir un certain nombre de preuves et de témoignages, mais oui, je pense que cela peut être un moyen de tenir les auteurs responsables et je ne pense pas que ce soit nécessairement la même chose que la « cancel culture ».

Pour ce qui est de la rédemption et de la réadaptation, je pense qu’il faut examiner la question au cas par cas. Si nous parlons d’un homme qui a été un violeur en série pendant des années, je ne pense pas que cette personne devrait avoir une deuxième chance, mais dans les cas mineurs, où il s’agit de la première infraction et d’une forme de violence beaucoup moins grave, alors oui, je pense que nous pouvons explorer cette option.

Annabel Ross

Et c’est en réaction à ce véritable #MeToo débarquant avec force dans notre scène de musique électronique que Rebekah et son initiative « For The Music » voit le jour le 22 septembre 2020. Témoignages, soutiens, actions, podcasts, … L’initiative veut organiser la libération de la parole des personnes minorées et leur protection. La plateforme est une « safe space » où le soutien venant de tous les genres permet à la structure d’éduquer et sensibiliser les personnes privilégiées au pouvoir (promoteurs, gérants, managers …) et promouvoir les actions en faveur de ces personnes discriminées, les sensibiliser à l’action positive, donc. Notons aussi l’initiative de Rebekah toujours et de Sidney Blu et leur campagne « 23by23 » qui vise à sensibiliser les labels à la question du genre concernant les producteur•ices qu’ils signent afin d’engager des actions positives en faveur des personnes minorées. 

Louisahhh nous parle de cette initiative à laquelle elle participe activement :

Guettapen : Peux-tu nous en dire un peu plus sur l’initiative « For The Music » créé par Rebekah ? Quels ont été les résultats depuis le lancement en septembre 2020 ?

Louisahhh : C’est vraiment merveilleux ce que Rebekah met en branles. Dans la question précédente, nous avons discuté de la nécessité de créer des espaces propres à certaines populations (minoritaires) pour qu’elles se sentent en sécurité et autonomes, puis d’intégrer cette conversation dans la culture mainstream, et cette initiative « #ForTheMusic » vise vraiment à mettre fin à la culture du viol dans tous les clubs et les espaces de musique de danse, et à inclure toutes les voix dans cette initiative. Rebekah a fait un très bon travail avec des initiatives concrètes pour les survivantes d’agression sexuelle dans la culture du club, mais aussi pour les promoteurs, les bookeurs et d’autres artistes signant littéralement un engagement autour de leur mouvement afin de créer des espaces plus sûrs, de véritables « safe places ».

Nous sommes en train de déterminer les prochaines mesures en matière d’éducation, ce qui est très important parce que les gens de l’industrie ne savent pas vraiment comment réagir à la situation, et il y a beaucoup de crainte autour du sujet de la culture de lutte contre le viol et de la « cancel culture ». Il s’agit davantage d’enseigner la culture du consentement au sein de l’industrie des clubs, de fournir des outils pédagogiques, de conversation, de restitution, de mettre en commun les ressources locales et de faire connaître les pratiques exemplaires non seulement aux professionnels de l’industrie, mais aussi au public. Il y a beaucoup de gens très investis pour rendre les clubs plus sûrs pour tout le monde, ce qui est vraiment enthousiasmant et important.

Rebekah

Mais le revers de la médaille, dans une vision pessimiste et réaliste, est qu’en cas de résistance au changement, les structures dominantes, bien déterminées à conserver le trône et le pouvoir, vont tendre les échanges et désamorcer la possibilité d’un progrès social majeur. Mais jusqu’à quel point ? Quel peut être le prix à payer que les dominants sont prêts à payer pour conserver cette inégalité qui leur est profitable ? 

Nous clôturons alors cette partie avec La Fraîcheur :

Guettapen : La « cancel culture », des témoignages envoyés et approuvés par des journalistes comme Annabel et Ellen Flynn, est-elle un moyen de contourner l’échec de la justice, quel que soit le pays ?

La Fraicheur : Pour moi, la « cancel culture » existera pour toujours, dorénavant, car c’est l’arme des gens qui n’ont rien d’autre. C’est comme les gens violents en manifestation : c’est leur dernier recours. Si la justice et le milieu électronique faisaient leur travail de nettoyage et répartition du pouvoir et du travail, on aurait pas besoin de cette « arme ». Donc je ne cancelerai pas la « cancel culture ». Maintenant, je pense qu’en tant que tel, son paradigme n’est pas sain. Car on ne part pas du principe que quelqu’un peut changer, or on a BESOIN que les gens changent et s’améliorent. Et il faut accepter que ça prenne du temps et c’est le plus dur car on se dit « je veux voir le changement de mon vivant ». J’ai 38 ans et je ne vais pas tourner toute ma vie car c’est usant, donc la patience, c’est compliqué. Mais ce ne veut pas dire accepter toutes les excuses ! Le problème de la « cancel culture » est aussi le bâillonnement potentiel des gens, de peur des représailles, de se faire griller. Donc … toute le monde se tait ! Personne n’est parfait mais il faut accepter ses propres erreurs.

On a besoin que les gens assument leurs erreurs. Il faudrait une « pause culture » plus que « cancel » : mettre moins en avant, baisser le cachet, mais sans empêcher de jouer et voir si les gens se repentent. Et je préfère que cela prenne 2 ans et soit sincère qu’une excuse du lendemain, quand ça pète sur les réseaux sociaux histoire de protéger sa carrière. Donc je pense qu’il faut un sas de décompression, un purgatoire [rires] : tu vas pas en Enfer mais tu vas te ré-éduquer, te laisser le temps intellectuellement et émotionnellement de comprendre ce qu’il s’est passé. Et c’est aussi possible qu’un mec sexiste, raciste, homophobe qui se voit annuler sa carrière suite à ses propos, il ne va pas arrêter de l’être, et peut développer une forme de rancoeur, et devenir pire. C’est dur à dire mais il faut de la patience pour ces gens là, ceux qui veulent changer en tout cas, et comme ça, on peut avancer.

IV – Auto-critique et critiques extérieures … et nous ?

Guettapen Front Page (14/01/2022)

Après tous ces paragraphes, toute cette explication et conclusions, une question nous vient alors : « Et nous alors ?» Qu’avons-nous fait ? Que n’avons-nous pas fait ? Une vérité doit alors émerger : si nous prenions l’année 2019, sur 1427 articles écrits au total par l’intégralité de l’équipe de Guettapen, seulement 23 (soit 1,6%) concernent des femmes, dont 16 sur des releases de morceaux. On retrouve alors des articles de Rezz, Charlotte de Witte, Amelie Lens et Nora En Pure. Ce chiffre est en croissance mais reste insignifiant, et de surcroît profite aux mêmes noms cités ci-dessus, le reste relevant de l’exception et du cas isolé.

En écrivant ces quelques lignes, nous donnons le bâton pour nous faire battre mais nous nous donnons aussi une chance de changer et ainsi d’influer sur notre environnement de blogs et médias français. Cette question qui se pose enfin à nous pourrait, dans le meilleur des mondes, sensibiliser ceux qui nous lisent, ceux qui nous prennent en référence, ceux qui consomment de la musique suite à nos critiques et nos couvertures. Notre idéal serait donc de voir un mimétisme opérer alors au sein de notre environnement, et exercer alors une influence positive. En reprenant les articles d’autres sites, nous ne faisons que perdurer le problème car ces blogs (US pour la majorité) contribuent eux-mêmes au problème, se focusant sur les artistes les plus populaires du moment, sur les tendances, sur le haut de la pyramide, dirons-nous, générant alors l’invisibilisation des femmes et des personnes minorées. Il devient donc alors très difficile de vouloir couvrir l’actualité de la scène mainstream tout en considérant la place des femmes.

Avant notre interview avec Annabel Ross, une question restait alors en suspend : pourquoi accepter une interview avec nous, blog à la ligne éditoriale inconsciemment blanche et masculine, reflet de la scène que nous couvrons par nos articles :

Guettapen : Pourquoi avez-vous accepté cette interview ?

Annabel Ross : Au début, j’ai été rebuté par les articles que j’ai vus sur Guettapen et je me suis dit que ce site n’était pas particulièrement représentatif de ce que nous aimerions voir en termes de diversité, en termes de genre ou de race ou quoi que ce soit d’autre. Mais je comprends aussi que votre blog est le reflet de cette scène particulière qui est plus orientée EDM et tend à attirer un lectorat différent. Je pense qu’il est important d’essayer de donner l’exemple et de montrer ce que la scène peut être, mais cela dépendra bien sûr des intérêts de votre éditeur. J’ai aussi accepté l’entrevue parce que je pensais que votre auditoire pourrait peut-être bénéficier d’un point de vue différent. Je ne prétends pas avoir d’expertise, mais je peux certainement offrir une opinion différente. 


Les insultes potentielles que nous pourrions nous prendre suite à la publication de cet article, pouvant nous traiter de « fragiles », « hommes soja », « wokistes » relèvent d’un discours viriliste et éthnocentré. Les personnes derrière de tels propos seraient alors de parfaites illustrations de ce que nous affirmons alors tout au long de ce dossier, sur la menace que représente l’émancipation des minorés face à l’oppression que font subir ces systèmes de dominations patriarcales. Quoi de pire moralement pour un oppresseur que de voir sa « chose » se mettre à son niveau ? Devenir son égal ?

Sachant maintenant tout cela, la complicité par le silence se pose : si le constat résultant de ce dossier est : « la scène électronique est misogyne et ethnocentrique », comment alors rester dans l’indifférence ? Comment continuer à faire comme d’habitude quand la réalité est bien moins scintillante que les paillettes de Tomorrowland, les lasers de Prydz et les gâteaux d’Aoki ?

Pour Annabel et La Fraicheur, les propositions sont alors sur la table :

Guettapen : Lorsque Guettapen demande des candidats, nous recevons 95% des candidatures de mecs. Comment agir correctement et comment pouvons-nous briser ce cercle vicieux ? Par où pouvons-nous commencer ?

La Fraicheur : Je connaissais pas Guettapen avant que tu m’appelles. Et je suis allé regarder et vous ne parlez quasiment jamais des femmes. Les rares fois où elles sont mentionnées, c’est pour des B2B, des feats, … des sidekicks quoi ! Ca c’est problématique ! Car ca veut dire qu’il y a tout un pan de la population de la scène qui n’est pas considéré, écouté, diffusé … Vous sortez un dossier sur le féminisme face à un public a qui vous n’avez jamais fait ecouter de la musique faite par des femmes. Et donc la première impression qu’ils vont avoir, c’est celle de victimes qui se plaignent. Vous n’avez pas préparé votre public à nous considérer comme égaux car si ce lectorat avait, depuis des années, lu les chroniques des morceaux, des lives de femmes, notre position se trouverait solidifiée et légitime. Mais là, ca ne sera pas le cas. On parle jamais de nous sur Guettapen, et la fois où on en parle, c’est pour parler « des féministes qui nous cassent les couilles », et il n’y a pas non plus beaucoup de personnes de couleur sur Guettapen … Et je vais retrouver, dans mes DMs Instagram et Facebook, une cascade d’insultes ! Je ne peux pas non plus arrêter de regarder mes réseaux sociaux car ce sont mes outils de communications avec mes amis, ma famille et mon travail. Et je vais me retrouver avec un message de pote, 3 d’insultes.

C’est cool d’écrire ce dossier, mais pour moi, le vrai boulot, c’est de s’imposer désormais 50% d’articles sur la musique faite par des femmes. Puisqu’on est des artistes, parlons de choses qui font de nous des artistes et par effet domino, à toucher d’avantage de public qui ne nous considère pas comme légitime. Et je ne dis pas non plus que le lectorat Guettapen est forcément un mauvais lectorat mais ce n’est pas un lectorat habitué, plus propice à remettre notre validité en question et c’est à ces gens là que je veux parler, qui ne se sont probablement jamais posé la question. Le but c’est de faire évoluer les mentalités et accepter avec empathie le fait qu’une personne ait des opinions différentes de la tienne. Et c’est très important pour moi de parler à des sites comme Guettapen, car ces sites font partie du problème. Je pense qu’un mea culpa est également important. Comme l’a fait Resident Advisor qui a admit publiquement dans un communiqué avoir balayé les personnes de couleurs de sa ligne éditoriale depuis des années et donc participer a leur invisibilisation sur la même scène qu’iels ont créé.es!

Et si lors du recrutement, vous n’avez pas assez de CVs de femmes ou personnes de couleur, la première chose serait de poster sur vos réseaux « Bonjour, nous recrutons des gens, c’est important pour nous de recruter des femmes et des personnes de couleur, envoyez nous votre CV ». Car si vous n’avez pas le lectorat le plus féminisé, et que le peu de femmes qui vous lisent ne se sont jamais vues représentées une seule fois, je peux comprendre leur réticence. Donc, faites passer le message et vous verrez que la prochaine fois, le ratio au niveau des CVs sera plus que 2 VS 10 candidatures de mecs, et vous vous sentirez plus à l’aise à faire un choix réel basé sur les compétences.

Deuxième chose, je n’aime pas l’expression « discrimination positive » car ça rappelle que si on met en avant une femme, on va forcément discriminer un homme (qui n’a jamais subi de discrimination). Je préfère le terme anglais « affirmative action » (ndlr : « action positive », « dédiscrimination » ou mesures « correctrices d’inégalités » en français) car ça montre que c’est une action volontaire qui affirme les nouvelles valeurs politiques que l’on porte. J’aimerai que nous n’ayons pas à utiliser cette méthode mais nous savons par expérience que nous avons à le faire. Si les hommes cis blancs hétéro étaient capables de faire un pas en arrière, conscient de la place privilégiée qu’ils occupent, ca serait génial. Mais individuellement, personne n’a envie de perdre quoi que ce soit, perdre du pouvoir, donc ça ne se passe pas.

La société change et impose des changements au système. Mais le système est conçu pour rester en place donc il faut le forcer, et la génération d’après le considérera comme un acquis et le société sera changée. J’en déduis que les quotas sont nécessaires car sinon, on ne donne pas la chance aux gens. Et il ne faut pas commencer à se dire « si cette femme est là pour des raisons de quota, c’est qu’elle est forcément incompétente. » Non ! Juste tu n’as pas entendu parler d’elle car elle n’a jamais été mise en avant. Et une fois qu’elles font partie de la masse de travailleurs, là elles peuvent enfin faire leurs preuves et dans 5 ans, on va arrêter de les croire incompétentes car on les voit travailler. Imposer les quotas permet aux femmes de prouver leur travail et leur légitimité. Je peux résumer les choses ainsi : pour créer de la justice générale, il va falloir créer de l’injustice individuelle.

Annabel Ross : D’accord, je regarde votre page d’accueil en ce moment … il y a beaucoup d’hommes et juste deux femmes, la chanteuse de Boris Brejcha et Paula Temple. Si j’ouvrais ce site Web, en tant que femme, je penserais « ce n’est pas pour moi » et je penserais la même chose si j’étais une personne noire. Et je pourrais aussi penser : « Cette SCÈNE n’est pas pour moi » parce qu’elle a l’air très masculine et très blanche. Il n’est pas difficile de trouver des femmes et des artistes de couleur et de promouvoir et de parler des femmes et des artistes non binaires et trans et des différentes personnes de différentes parties du monde.

Je sais que vous vous souciez de ce que vos lecteurs veulent, mais en tant que blog, vous pouvez également présenter des gens et des idées à votre auditoire. Vous avez la possibilité de le faire. Afin de motiver un groupe plus diversifié de personnes à écrire pour vous, vous pouvez prendre des décisions différentes sur qui est représenté sur votre site. Vous pouvez publier sur vos médias sociaux et dire : « Nous reconnaissons que notre site est très blanc et masculin, nous voulons changer cela et nous voulons entendre différentes voix, des femmes, des personnes trans, des gens de couleur. Envoyez-nous un exemple de vos écrits. » Donnez la chance à différentes personnes d’être entendues et vues. Parce que si vous ne le faites pas, comment les choses vont-elles changer ?

Guettapen : Penses-tu que si Guettapen change, les autres blogs changeront aussi ? Crois-tu que le mimétisme est possible ? 

Annabel Ross : C’est certainement possible, je pense que cela dépend de la mesure dans laquelle vous réussissez à changer votre propre approche et vos pratiques. Parce qu’en ce moment, il y a tout un public inexploité que vous n’atteignez pas : les femmes et les minorités. Si vous pouvez commencer à les représenter plus et attirer de nouveaux flux d’abonnés et de fans dans le processus, alors d’autres blogs suivront certainement. Il s’agit d’élargir votre marché et votre lectorat, de faire des efforts pour diversifier le contenu et les gens qui le produisent.

CONCLUSION

Nicole Moudaber B2B Dubfire B2B Paco Osuna

Au vu des chiffres, de la tendance « plafond de verre » qui sévit aussi bien dans notre milieu Electro que dans toute structure hiérarchique (sauf cas particuliers) de notre société inégalitaire, la scène mainstream et malheureusement une partie grandissante de l’underground obéit à des logiques capitalistes patriarcales où le pouvoir et le profil sont détenus par des hommes blancs hétérosexuels, qui ne remettront jamais en cause d’eux-mêmes ni leur position, ni l’origine de la domination structurelle qui leur permettent de rester en place. Des initiatives comme celles de Rebekah, Louisahhh, La Fraicheur; les enquêtes de Annabel Ross; les paroles de femmes et personnes sexisées osant braver cette domination mortifère en publiant leurs témoignages sur les réseaux sociaux, font progresser les mentalités et un jour, arriveront à faire basculer intégralement le paradigme de notre scène et actualité Electro, instaurant alors une véritable égalité entre les ethnies et les genres derrière les platines. Et que cette égalité soit aussi bien présentielle et financière. En attendant, nous avons des choses à faire en tant que blog légitimé par notre nombre de lecteurs quotidiens, de notre implantation dans le paysage français. Nous avons un devoir d’informer sur ce genre de choses au vu de notre responsabilité.

Nous nous sommes posés la question que maintenant, mais pouvons-nous au moins nous permettre de penser « mieux vaut tard que jamais » ? Si Guettapen doit être le premier domino à tomber, on espère alors qu’il fera tomber les autres dans une cascade sociale tonitruante. Blogs, promoteurs, organisateurs de festivals, gérants de clubs … Le mot d’ordre serait alors : « Engagez des femmes, engagez des personnes minorées, payez les et traitez les de façon égale aux hommes. Essayons de jouer nos rôles d’influenceurs de façon positive et changeons les choses car nous détenons le pouvoir sur nos environnements. »