Dossier : Arrêtons de prendre en otage le terme « EDM »

Que signifient encore les genres ? L’EDM était un terme approprié pour l’ensemble de la musique électronique, mais de nos jours il ne sert qu’à désigner la musique qu’on ne doit pas jouer. C’est un peu la nouvelle Trance. C’est devenu populaire donc maintenant on s’en va tous vers la Deep House. Et bientôt ce sera vers quelque chose d’autre, on ne peut rien y faire. J’aurai aimé qu’on reste sur l’EDM honnêtement, car on avait enfin trouvé un terme qui réunit tout au sein d’une grande famille, comme le jazz. Mais non, il fallait qu’on se la joue hipster.

Tiësto dans Billboard

Si il y a bien une famille qui adore multiplier les étiquettes, se diviser en genres et sous-genres, c’est incontestablement la Dance Music. Cette particularité provient des performances délivrées par ses acteurs: des DJ sets aux tracklists composées non pas de titres de l’artiste mais plus souvent de ceux de ses pairs, et ces derniers doivent être facilement mixables entre-eux afin de délivrer une expérience cohérente et immersive. C’est pour cette raison que se multiplient les étiquettes qui classent chaque nouvelle sortie, afin de dégager des genres rassemblant des titres jugés compatibles.

Comme l’illustre cette sortie amer de Tiësto, la cohabitation n’est pas toujours aisée et si un terme a un temps semblé capable de loger tout le monde à la même enseigne, c’est celui de l’EDM. Cette volonté de résumer l’ensemble de la scène à un nom passe-partout a toujours existé; depuis la « Disco » dans les années 70, à la « House«  puis la « Techno«  dans les 80’s en passant par « l’Electro« , la plupart des genres dominants ont vu leur terme progressivement servir de fourre-tout pour désigner l’ensemble des sonorités électroniques au fur et à mesure de leur popularisation.

Bien qu’ils constituent souvent le berceau de ces mouvements, les Etats-Unis n’ont jamais laissé ces genres conquérir le grand public (contrairement à l’Europe) et ces noms-étiquettes ont rapidement pris une connotation péjorative (outre le « Disco sucks » propagé par une scène Rock & Roll conservatrice, le terme « Techno » souvent détourné de son sens d’origine eut également mauvaise presse si bien qu’en 2002 Eminem se permet de rapper « Nobody listens to Techno », une vérité en ce qui concerne les USA puisque les Richie Hawtin et autres Kevin Sauderson durent à cette période chercher une audience en Europe).

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David Guetta et Dubfire, amis de longue date

Dominée par le hip-hop durant les années 2000, il faut attendre l’explosion mainstream d’artistes tels que deadmau5, Kaskade et bien sur Skrillex pour voir la musique électronique revenir en force outre-atlantique. Ce succès des sonorités électroniques aux Etats-Unis (le plus gros marché de la planète) constituait la première condition nécessaire au développement global de la scène Dance à travers le monde, la seconde étant la capacité de cette scène à s’organiser autour d’un acronyme facile à diffuser : contrairement aux époques Disco, House ou Techno, il n’y a cette fois pas un seul genre en vogue mais plusieurs: que ce soit la scène Bass aux Etats-Unis ou celle entre Trance et Electro House -qui devient Big Room- en Europe.

Tandis que l’industrie du disque s’effondre, le business s’est tourné vers l’événementiel, et quoi de mieux que cette appellation « EDM » pour réunir au sein d’un même festival 100.000 fans appartenant pourtant à des communautés bien distinctes (David Guetta, Pendulum et Carl Cox n’ont clairement pas le même public et pourtant ces derniers partagent l’affiche de nombreux événements).

Si on résume, à l’aube des années 2010 on assiste d’une part à la popularisation de la scène Dance auprès du marché leader sur la planète, et d’autre part -ou plutôt conjointement- à l’apparition d’un segment commercial avec des sonorités pop-friendly capables de s’imposer en radio comme sur les mainstages. Troisièmement se déroule une démocratisation des techniques de production qui entraîne un afflux massif de jeunes talents aptes à briser les codes historiques des genres en place.

Autrement dit, c’est un véritable boom qui semble profitable sur tous les plans. D’un point de vue créatif avec des sonorités révolutionnaires et populaires; qui aurait-pu imaginer la musique de Skrillex ou Flume il y’a 20 ans et qui peut imaginer les ovni à venir dans 20 ans? Du point de vue de l’image également, puisque malgré leur éthique et leur intégrité artistique fortement discutable, les têtes d’affiches mainstream nouvelle génération assouplissent considérablement le regard du grand public sur la musique électronique et la rend plus accessible/désirable auprès d’une audience novice qui, pour une partie, se lassera vite des dj-stars et viendra assurer la relève de scènes « underground » bien plus intéressantes.

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Jamie Jones et Seth Troxler à l’affiche du très underground « Ultra Music Festival »

Alors où se situe le blocage? Les genres « underground » ne devraient-ils pas se réjouir de cet élargissement de l’audience qui permet aujourd’hui aux DJ techno les moins accessibles de jouer dans des clubs plus remplis qu’il y a quelques années? Ce serait sans compter sur la face moins réjouissante de ce phénomène: l’impossibilité de canaliser un public jeune et non-éduqué, insensible aux valeurs historiques des genres électroniques, qui ne s’intéresse pas aux nuances et se contente paresseusement de tout désigner comme EDM, mettant en péril l’identité des différentes scènes qui, on l’a vu plus haut, chérissent leur particularité et ne veulent pas être englouties dans un conglomérat indigeste mettant en avant des figures sulfureuses.

Ce rejet légitime devrait donc logiquement conduire au bannissement du terme EDM et à la mise en avant d’une communication visant à éduquer le grand public aux subtilités des différents courants de la Dance Music. Ce serait un comble que les influenceurs spécialisés utilisent toujours ce terme polémique en 2018… On me chuchote à l’oreillette que c’est pourtant bien le cas. En effet, dans leur combat pour faire reconnaître leurs scènes musicales de nombreux blogs sont loin d’avoir mis le terme EDM aux oubliettes et l’ont au contraire adopté, déformé puis instrumentalisé afin de distinguer leurs genres de ceux qu’ils n’apprécient pas.

L’EDM, personne ne se met d’accord sur ce que cela signifie, ce qui est sûr c’est qu’on ne l’aime pas et que par réciprocité malhonnête pour pointer du doigt ce que l’on aime pas il suffit d’y coller l’étiquette EDM. Critiquer indéfiniment l’EDM c’est une mode, un peu comme critiquer JUL et PNL dans un commentaire facebook: ça a déjà été fait des millions de fois mais on ne peut pas résister à la tentation de frapper encore dessus car c’est un moyen incroyablement simple et peu exigeant de se donner une vague image de puriste ou autre défenseur du bon goût sans avoir à développer le moindre propos.

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Carl Cox et Martin Garrix en couverture du récent article de DJ Mag intitulé « Pouvons-nous                                  arrêter d’appeler tous les genres de dance music « EDM »

Nicky Romero et Hardwell […] ont formé la première vague EDM, suivis par Martin Garrix, Kygo, DVBBS et bien plus. […] Ce que les fans doivent accepter, c’est que le terme EDM ne veut pas dire D&B, techno, ambient, deep house ou quoi que ce soit d’autre, pour quiconque est dans la dance music depuis plus d’une demi-décennie. Ce n’est pas un terme générique, c’est une façon de décrire la mutation d’une scène musicale en un produit commercialisable, symbolisant un bref moment où le monde du business a finalement atteint notre scène. Et tout comme le pop punk, le nu metal ou tout autre genre qui vise le public de masse, l’EDM a déjà commencé à dépasser sa date d’expiration. Le crash de l’EDM a bel et bien commencé. 

Charlotte Lucy Cijffers dans DJ Mag

Premier exemple récent, le célèbre magazine DJ Mag qui se réveille de nombreuses années après l’explosion du terme EDM -qu’il a lui même souvent porté aux nues- pour contester le sens du mot « EDM » et en réécrire assez confusément la définition. Le message est clair: l’EDM ne devrait pas être un acronyme représentant l’ensemble des genres de la dance music. Certes, mais que devrait-il être dans ce cas?

L’auteur se livre alors à une rétrospective -assez similaire à la notre- de la naissance des nouveaux genres à la mode et les désigne comme ceux faisant partie de l’EDM, associant assez étrangement Kygo et DVBBS, et concluant en expliquant que cette vague EDM -et donc ces genres qui la composent- illustre la commercialisation de la scène dance et serait condamnée à mourir prochainement. Pour résumer, tout ce qui est nouveau, qui a du succès et que l’auteur n’aime pas fait partie de l’EDM. Les genres historiques sont eux épargnés. On retrouve quelque peu le même type de discours dominants qui discriminaient la Disco, la House puis la Techno durant la fin du siècle dernier.

Cette année, la Sahara Tent a été une lueur d’espoir concernant l’explosion de la bulle EDM. […] Kygo, ODESZA et Barclay Crenshaw sont trois exemples flagrants

Grace Fleisher dans Dancing Astronaut

Evidemment, le risque de ce discours, c’est que si un autre blog utilise ce genre d’interprétations subjectives du terme EDM au profit d’une vision opposée, on se retrouve avec des articles complètement incohérents les uns des autres. Illustration avec le récent article du webzine américain Dancing Astronaut qui décrit les artistes performant cette année à Coachella (proches de la ligne éditoriale du site) comme « reflétant le monde post-EDM » en citant Kygo -qui est pourtant un symbole de l’EDM selon l’article de DJ Mag- Petit Biscuit, San Holo ou Ekali parmi ces « lueurs d’espoir » capables de faire éclater la bulle EDM. Nul doute que les pendants Techno de Dancing Astronaut tels que DJ Mag placent pour leur part les artistes cités au coeur de l’EDM.

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Datsik: Un DJ « Dubstep » pour Mixmag US mais avant tout un DJ « EDM » selon Mixmag France

Dernier exemple avec l’affaire Datsik. A la une des blogs suite à de graves accusations, le DJ Américain figurant parmi les pionniers de la nouvelle scène Bass américaine n’est pas étiqueté de la même manière au sein d’un même média. Tandis que le site international du magazine Mixmag le titre comme artiste « Dubstep », sa branche française ne s’embarrasse pas de tels détails superflus et titre: « Le DJ EDM Datsik accusé de harcèlement sexuel et détournement de mineur ». 

L’intention derrière le titre s’inscrit dans la ligne éditoriale tenue par de nombreux blogs « underground », à savoir définir de nombreux vices de la scène électronique comme caractéristiques de l’EDM. Ce parallèle très osé et nauséabond entre la soi-disant appartenance de Datsik au mouvement EDM et le fait qu’on le suspecte de harcèlement sexuel est formulé assez innocemment mais les habitués du blog saisissent aisément la perche tendue pour taper sur leur punching-ball favori. (Certains se sont cependant offusqué de l’utilisation assez gratuite du terme « EDM » pour décrire Datsik, incitant surement Mixmag France à le retirer de son titre par la suite.)

Commentaires de lecteurs de Mixmag France

Alors qui a raison dans tout ca? Qui parmi ces 3 récents articles de blogs respectés, a correctement et honnêtement déterminé une frontière –qui existe plus dans le discours que dans les faits de nos jours– entre l’EDM et l’anti-EDM? Personne! Le terme EDM dans sa définition englobe l’ensemble des genres de la Dance Music. Que de nombreux blogs jugent ce dernier obsolète et dangereux est parfaitement compréhensible; dans ce cas, qu’ils se montrent cohérents et bannissent son usage de leurs titres plutôt que d’en réécrire le sens selon leur bon vouloir, sans réelle légitimité et dans timing bien trop tardif pour être propice au débat maintenant que le terme est installé depuis des années.

Plutôt que d’utiliser le terme EDM comme clickbait pour créer de l’engagement sur les réseaux sociaux, les blogs seraient plus avisés de faire preuve de sérieux et de faire l’effort de nommer le vrai genre musical des artistes ou des phénomènes qu’ils critiquent.

AGZ